Par : Lahouari Addi
Professeur émérite à Sciences-po Lyon
“Ce que l’Algérie attend de la France, ce ne sont ni des excuses ni de la repentance et encore moins des indemnisations financières. Elle attend de ce grand pays qu’il participe à son développement économique en ouvrant son marché aux produits algériens, qu’il accueille plus d’étudiants en postgraduation universitaire, qu’il lève les barrières sociales qui maintiennent les Français d’origine maghrébine dans une sorte de néo-indigénat, et qu’il use son droit de veto au Conseil de sécurité pour faire respecter le droit international dans les zones de conflit.”
L’historien Benjamin Stora a rédigé un rapport à la demande du président Emmanuel Macron sur la possible réconciliation mémorielle entre la France et l’Algérie. C’est une mission difficile que l’historien aurait dû refuser, car il sait, comme l’a enseigné Ernest Renan, que si le passé domine le présent, la mémoire se gangrène. Benjamin Stora n’est-il pas l’auteur d’un livre intitulé La gangrène et l’oubli ? Le rapport est une commande officielle de l’État et il s’adresse à une partie de l’opinion publique qui croit encore que l’ancien empire colonial a été une œuvre de civilisation. Ce que dit en filigrane le rapport, c’est que l’Algérie est un État souverain incontournable dans le partenariat euroméditerranéen et qu’il est nécessaire de mettre en œuvre une coopération mutuellement bénéfique. Il invite les mémoires à ne pas perpétuer le souvenir de la douleur et qui empêche les plaies de se refermer.
Depuis sa première publication sur Messali Hadj, B. Stora se bat contre les tumultes mémoriels, ce qui lui vaut des inimitiés tenaces des deux côtés de la Méditerranée. Parviendra-t-il à domestiquer la mémoire belliqueuse avec le rapport que lui a commandé le chef d’État français ?
“L’économie et la mémoire qui saigne”
C’est le titre du paragraphe du rapport Stora où il évoque l’économie pour donner du poids aux propositions qu’il préconise. Il évoque des chiffres du commerce extérieur pour rallier une partie de l’opinion française réticente à faire refluer la mémoire. Il explique que le marché algérien est significatif pour certains produits français, ce qui devrait inciter à accepter des gestes symboliques.
Il écrit : “En 2019, les exportations françaises vers l’Algérie ont atteint près de 5 milliards d’euros… L’Algérie demeure un partenaire économique important de la France, elle se présente comme son premier client, le premier marché des entreprises françaises en Afrique.”(p. 34) Benjamin Stora ne souligne pas dans ce passage que la structure du commerce entre les deux pays obéit à la logique de l’échange inégal de la période coloniale : produits manufacturés contre matières premières.
Mais cette structure de la balance commerciale est le résultat de l’incapacité de l’économie algérienne à sortir de la logique rentière qui exporte des hydrocarbures et importe des biens de consommation. Malheureusement, l’Algérie n’est pas le Vietnam, devenu un pays émergent en partie grâce au marché américain. En 2019, les USA ont importé du Vietnam $ 19,8 milliards en biens manufacturés, avec une balance commerciale favorable à ce dernier pays à hauteur de $ 16,8 milliards. L’économie vietnamienne exporte des produits manufacturés, ce que ne fait pas l’économie algérienne. Cet échec donne du grain à moudre aux nostalgiques de l’Algérie française qui déclarent que l’indépendance n’a pas été suivie par le développement, ce qui pousserait les Algériens à venir s’installer en France. Éric Zemmour a bâti sa popularité dans les médias sur ce discours, insinuant que les Algériens regrettent la période coloniale.
Gisèle Halimi ou Bugeaud ?
On dit que le commerce adoucit les mœurs. Peut-être que le commerce entre la France et l’Algérie n’est pas suffisamment puissant pour faire taire l’imaginaire colonial qu’entretient l’extrême droite. Lors d’une visite à Alger, Emmanuel Macron avait affirmé que “la colonisation a été un crime contre l’humanité”. Cette phrase, lourde de sens, invite à la déconstruction de la perception du passé colonial comme geste épique. Le récit national français est encore incarné et entretenu par des monuments et des noms de rue qui rappellent les conquêtes coloniales. Une majorité de Français est-elle prête à accepter de débaptiser des rues portant les noms de Bugeaud, Pélissier, Cavaignac… B. Stora évite cette question sensible, mais il propose de faire transférer les cendres de Gisèle Halimi au Panthéon. Elle mérite cet honneur, et l’Algérie aussi devrait l’honorer officiellement.
Mais ce serait incohérent si une rue adjacente au Panthéon porte encore le nom d’un chef militaire qui aura gagné ses galons dans les champs de bataille des colonies. Soit on célèbre Gisèle Halimi, militante anticolonialiste, soit on célèbre Galliéni, chanté comme le conquérant du Sénégal. Cette question n’est pas algéro-française ; elle est franco-française et sera tranchée par un rapport de force idéologico-politique au sein de la société. Tant que les Français d’origine maghrébine ou africaine ne constituent pas une force sociale dans l’économie, dans les médias, dans l’université, tant qu’ils n’auront pas une influence sur le champ électoral, Bugeaud et Galliéni continueront d’être des héros du récit national.
Sur ce plan, la France postcoloniale intègre trop lentement les Français issus de l’immigration. Est-ce une fatalité que cette catégorie de la population française soit sur-représentée dans le système carcéral et sous-représentée dans le système universitaire ? Au lieu de se référer aux travaux sociologiques qui pointent les causes sociales de la pauvreté dans les banlieues, la presse de droite fait porter la responsabilité à “une culture hostile aux valeurs françaises”, décrivant les banlieues comme “des territoires perdus par la République et gagnés par l’islam”. Ce discours est issu d’une mémoire coloniale nostalgique ; c’est une construction sociale façonnée par un rapport de force politique et idéologique. Pour la modifier, il faut aller aux causes sociales qui la favorisent et qui la perpétuent.
Le colonialisme n’est pas une essence culturelle
Du côté algérien, tout n’est pas blanc pour autant. Le discours mémoriel continue de réduire la France à une seule dimension, le colonialisme, comme si celui-ci était une essence culturelle, alors qu’il est un phénomène historique lié à la naissance du capitalisme. Sans diminuer la pertinence politique des mouvements de libération nationale, la décolonisation était devenue inéluctable après la défaite du nazisme. L’économie de l’Algérie coloniale ne profitait ni aux autochtones ni aux Français de la métropole ; elle profitait à une minorité de colons qui s’enrichissaient en faisant “suer le burnous”, selon l’expression utilisée par les adversaires du parti colonial.
Le plus célèbre d’entre eux était Georges Clémenceau, adversaire de Jules Ferry sur la question. Il y a eu en France des courants opposés à la colonisation, notamment le mouvement ouvrier et les syndicats qui ont été à l’écoute des nationalistes des colonies. Messali Hadj a été aidé par les communistes dans les années 1920, avant de s’éloigner d’eux dans les années 1930. Par ailleurs, les fondateurs du nationalisme algérien, Messali Hadj, Ferhat Abbas et Abdelhamid Ben Badis, n’étaient pas hostiles à la France comme civilisation, alors qu’ils étaient des adversaires farouches du système colonial. Les deux premiers avaient épousé des Françaises et le troisième revendiquait la nationalité française dans le respect de l’islam et la langue arabe.
Kateb Yacine considérait la langue française comme un butin de guerre. Alors qu’en 1954, il y avait à peine 15% d’enfants autochtones scolarisés, dix ans plus tard, en 1964, il y en avait près de 80%, apprenant, entre autres, le français. Cela permet de tirer comme conclusion que le mouvement national ne combattait pas la France ; il combattait le système colonial français.
Le déséquilibre universitaire
Certaines propositions du rapport de Benjamin Stora auront des effets positifs si elles sont appliquées, en particulier celles relatives à la création d’une commission “Mémoire et Vérité”, à l’exploitation des archives et à la coopération universitaire en matière d’histoire. Fort heureusement, B. Stora ne suggère pas une écriture commune de l’histoire. Entre les deux pays, il y a un passé commun, mais les historiens des deux côtés de la Méditerranée l’analyseront différemment pour des raisons épistémologiques liées aux questionnements des chercheurs. Il est banal de dire que la recherche universitaire est plus développée en France qu’en Algérie. Le monde académique algérien attend ses historiens de la dimension de Charles-Robert Ageron, André Nouschi, Gilbert Meynier… Ce déséquilibre est frustrant et perpétue objectivement un rapport inégal. Les Algériens ont accès à leur passé en grande partie grâce à des historiens français ou étrangers. En voulant faire du passé une mémoire gérée par l’administration et en se méfiant des universitaires, les autorités algériennes ont une responsabilité dans la perpétuation de ce déséquilibre. Cela est illustré par le choix fait par les deux présidents : Emmanuel Macron a chargé un historien, auteur d’une vingtaine de livres pour rédiger un tel rapport, alors qu’Abdelmadjid Tebboune a désigné à cette tâche un fonctionnaire. Exit Mohammed Harbi, Dahou Djerbal, Hosni Kitouni, Hassan Remaoun...
En conclusion, ce que l’Algérie attend de la France, ce ne sont ni des excuses, ni de la repentance et encore moins des indemnisations financières. Elle attend de ce grand pays qu’il participe à son développement économique en ouvrant son marché aux produits algériens, qu’il accueille plus d’étudiants en postgraduation universitaire, qu’il lève les barrières sociales qui maintiennent les Français d’origine maghrébine dans une sorte de néo-indigénat, et qu’il use son droit de veto au Conseil de sécurité pour faire respecter le droit international dans les zones de conflit. L’histoire a lié l’Algérie et la France dans des relations sociétales intenses ; c’est aux politiques de les orienter vers l’intérêt mutuel.
Dernier ouvrage
La crise du discours religieux musulman. Le nécessaire passage de Platon à Kant, Presses universitaires de Louvain, 2019, et éditions Frantz Fanon, 2020