Par : AREZKI AIT-LARBI
COFONDATEUR DE LA PREMIÈRE LIGUE ALGÉRIENNE DES DROITS DE L'HOMME
Difficile de parler de toi au passé. Difficile d'admettre que tu es parti pour toujours, toi qui paraissais immortel par la force de tes convictions. Je me rappelle de notre première rencontre au parloir de la prison d'El Harrach, lorsque tu étais venu rendre visite aux 22 étudiants de l'université d'Alger, arrêtés le 19 mais 81 et inculpés notamment pour “atteinte à la sureté de l'Etat, atteinte à l'unité nationale, attroupement, distribution de tracts…”. Tu avais balayé l'accusation d'un revers de main : “Ne vous inquiétez pas ; tout ce qui est exagéré est insignifiant !” Ne tirant aucune gloire de ton passé, tu as poursuivi la lutte, au nom de la fidélité au sacrifice de tes compagnons morts pour l'indépendance de l'Algérie, pour les libertés des Algériens. Avec la démission des rescapés de la guerre par lassitude, par dépit ou par intérêt, tu as été l'un des rares à t'engager, sans paternalisme, aux côtés de la nouvelle génération de militants. Ton engagement avec le mouvement culturel berbère, et tes conférences sans langue de bois à l'université de Tizi Ouzou te vaudront une arrestation, en août 1983, suite à une rafle dans les milieux de l'opposition. A la suite d'un dossier monté par la Sécurité militaire, les juges de la Cour de sûreté de l'Etat tentent de t'impliquer dans un “complot benbelliste” ! Ce même Ben Bella dont tu avais pourtant combattu, deux décennies auparavant, les dérives autoritaires, à l'Assemblée constituante d'abord, puis dans les maquis du FFS. Mais les militants ne se sont pas laissés intimider. Une pétition exigeant ta libération avait recueilli 2700 signatures. En la déposant, en compagnie d'Arezki Abboute et de Saïd Doumane au ministère de la Justice, je revois encore la tête, livide, du directeur central qui l'avait réceptionnée, après un échange, qui peut paraître aujourd'hui, surréaliste :
-Que voulez-vous ?
-Nous voulons voir le ministre…
-Il est absent, mais je suis là pour vous écouter.
-Nous venons pour exiger la libération de Me Ali-Yahia Abdennour, victime d'une détention arbitraire. Voici notre pétition…
Libéré 9 mois plus tard par une “grâce amnistiante”, tu reprends ton bâton de pèlerin pour porter la bonne parole de la démocratie et des droits de l'Homme, avec encore plus de détermination : interview dans la presse étrangère pour dénoncer l'arbitraire, défense des prisonniers politiques de tout bord devant les tribunaux…
Lors de la réunion constitutive de la première Ligue des droits de l'Homme, au restaurant El Bassour à Alger, en février 1984, tu avais obtenu 31 voix sur 32 participants. Sans concurrent susceptible d'aligner un parcours aussi crédible face à l'adversité, il ne restait qu'à formaliser ce vote pour te confier la présidence de la nouvelle organisation. Mais, la police politique oppose son veto, qui trouvera des oreilles attentives chez une partie des membres fondateurs. Continuer avec ce groupe revenait à créer un brouillard autour des droits de l'Homme, qui servira à en camoufler les violations récurrentes. Nous décidons alors de rompre avec ce groupe infiltré, pour fonder une ligue indépendante de combat.
Moins d'une semaine après sa proclamation, le 30 juin 1985, la ligue est décimée par la répression et ses principaux fondateurs jetés en prison, en compagnie des enfants de chouhada qui avaient dénoncé “l'instrumentalisation de la mémoire de leurs pères à des fins de légitimation de pouvoir”. C'était avant que la “famille révolutionnaire”, domestiquée par la rente, ne devienne une béquille de ce même pouvoir.
Lors de la grève de la faim, en août 1985 à la prison de Berrouaghia, pour l'amélioration de nos conditions de détention, tu avais accepté, à notre demande, de ne pas y prendre part, en raison de ton état de santé. Quelques jours plus tard, nous avions appris ton évacuation, en urgence, à l'hôpital de Médéa, pour un “blocage des reins”. En te reprochant de mettre ta vie en danger, je te revois encore me répondre avec un ton désolé dans la voix et un regard paternel : “Je ne peux pas manger pendant que vous êtes en grève de la faim, même si je suis malade !”.
Après le séisme d'octobre 1988 et l'ouverture en trompe-l'œil qui l'avait suivi, notre groupe perd l'initiative sur le terrain, avant de voler en éclats. Durant cette période qui n'a pas encore livré tous ses secrets, nos rapports sont restés, malgré tout, d'une fraternelle cordialité. A chaque moment de déprime ou de découragement, te rendre visite était toujours un pèlerinage de resourcement qui redonne courage et détermination.
A quelques mois de ton centenaire, tu avais encore des rêves de jeune homme pour une Algérie plurielle, libérée de ses démons, réconciliée avec son passé et tournée vers l'avenir.
Difficile de te dire adieu, toi qui semblais immortel !
Mais ton parcours restera comme un exemple d'engagement désintéressé, de dévouement et d'intégrité.
Désormais, tu reposes au Panthéon des hommes et les femmes qui, depuis des millénaires, ont fait la grandeur de ce pays…