CHRONIQUE De : RABEH SEBAA
“Chaque fois que je la regarde, je deviens un noyé heureux.” (Romain Gary)
Après l’hécatombe des bibliothèques, le désastre des cinémas,
le naufrage des sites historiques, l’anéantissement des librairies, la disparition des salles de théâtre, le vandalisme des statues, voici venu le temps des murailles de la mer.
Des rideaux en béton. Tout au long de la côte algérienne. Sur les visages livides des plages impavides. Pour bander les yeux scintillants de l’horizon. Et étrangler les souffles voluptueux des brises. Pour dissimuler les ébats fougueux des vagues. Et narguer l’impassibilité nonchalante des nuages qui ne savent plus à quelle grisaille fuyante se vouer.
Des nuages consternés qui regardent de loin ces remparts hideux. Érigés à la chaîne et à la va trop vite. Car on sait qu’on est en train de fauter. On sait qu’on est en train de poser des plaques de béton affreux à des endroits indus. Des remparts grisâtres élevés précipitamment pour rétrécir la vastitude du large, comme dirait Charles Baudelaire. Une injure bétonnée à Mare nostrum. Dont l’identité se confond avec l’ouverture effrénée de tous les possibles. Et les assauts répétés vers l’incommensurabilité de l’inconnu. Ces assauts fondateurs, ces assauts de fondement vers la rencontre de l’Autre, de tous les autres, si chers à Fernand Braudel.
Ces regards vers le lointain qui se partagent en se renouvelant. Cette vision de tous les possibles civilisationnels. Ou plus simplement, et plus prosaïquement, ce bleu intense, si bellement enchevêtré, qu’on aime passionnément admirer. Pour rêver. Cette bleuité étonnée qu’on veut nous dérober. Cette bleuité qui vient d’être copieusement souillée par des horreurs bétonnées. Tout au long de la côte qui longe les plages d’Algérie. Et le massacre n’a pas l’air de se calmer. Malgré la réaction des riverains scandalisés, des amoureux de la mer désabusés et des passants médusés. Malgré l’enflammement des réseaux sociaux qui n’arrêtent pas de décrier cette honteuse mascarade. Car l’indignation citoyenne ne peut rien contre l’arrogance de l’argent. Ces murailles de la mer étant les fruits amers d’un marché brumeux. Accordé dans des conditions troubles. Comme la plupart des opérations qui foisonnent dans l’obscurité. Un marché pour défigurer. Un marché pour enlaidir. Un marché pour enfermer. Un marché pour menotter la mer. Et fracasser les regards qui s’y jettent. Un marché pour corrompre l’environnement. Une volonté d’enlaidissement qui participe à l’esthétique générale. À l’écroulement global du culturel. Ce bétonnage de la mer en est le symptôme, au sens clinique du terme. La rage d’enlaidir. La rage de noircir. La rage d’obscurcir.
Sans discontinuer. Tout et partout. Car, après l’hécatombe des bibliothèques, le désastre des cinémas, le naufrage des sites historiques, l’anéantissement des librairies, la disparition des salles de théâtre, le vandalisme des statues, voici venu le temps des murailles de la mer. Le temps des plaies grises sur le corps d’une nymphe insoumise.
Des plaies de laideur, de hideur, de difformité et d’obscénité. Des plaies appelées à pourrir. Comme toutes ces plaies saignantes qui couvrent de leur pus épais les symboles culturels flétris. Les symboles amputés, éclopés, estropiés, déformés, défigurés. Et sur lesquels l’outrage effréné continue d’être impunément recommencé. Malgré l’institutionnalisation d’une tapageuse journée nationale du patrimoine. Une facétie annuelle.
Copieusement arrosée de promesses rituelles. Mais ni restauration, ni réhabilitation, ni rénovation, ni protection, ni même la moindre considération pour ces richesses culturelles. Comme pour ce prétendu patrimoine maritime ou littoral, d’abord laissé à l’abandon. Puis littéralement soldé et à présent systématiquement décimé. Assassiné par ces bétonnades de la mer qui doivent impérativement nous rappeler que notre silence complice à laissé disparaître, dans l’anonymat, plusieurs sites, pourtant classés. Des sites déjà réduits en poussière. D’autres en vague souvenir. Et le reste en désolation.
Des espaces débordants d’histoire, livrés aux crocs acérés de l’abandon. Des pans d’une mémoire plusieurs fois séculaire, confiés à la corrosion mortuaire. Des centres intellectuels et culturels qui ont rayonné sur toute la Méditerranée et qui ne sont à présent que des amas de débris. Lieu de prédilection de la chienlit. La bête immonde toujours prompte aux éclaboussures et aux souillures. Aux salissures des symboles du Beau. À la flétrissure de tous les bourgeons frémissants de l’imagination.
Ainsi, après le massacre des espaces de création, on s’attaque à la mer. Dans une ville qui a déjà subi l’affront d’autres souillures, d’autres griffures et d’autres éraflures, d’autres écorchures et d’autres brisures. Comme cette scandaleuse débaptisation d’une école qui portait le nom d’Ahmed Wahby.
Et son remplacement par le nom d’une illustre inconnue. Qui ne demandait qu’à être oubliée. Ressuscitée pour effacer le nom de Wahby. Car ce nom dérangeait. Pour ce qu’il symbolise. Le nom d’un artiste immense gênait.
Une modeste école d’une ville où il avait chanté les joies et les peines de l’Algérie. Avec des textes et des mélodies suavement colorés. Du melhoun indocile chevauchant des rêves indomptés. Porteur d’un projet fou pour les arts de son pays. Pour cette contrée qu’il a tant chérie. Cette corniche que des mains imbéciles sont en train de bétonner avec frénésie.
Cette modeste école primaire d’Aïn Turck ne porte plus le nom de Wahby, cet artiste qui a fait la fierté de l’Oranie puis de l’Algérie entière. Même si on a laissé croire qu’on allait revenir sur cette décision. Pour calmer la colère des artistes révoltés. Mais rien depuis. Le nom de Wahby n’est jamais revenu. Les laboureurs de l’apocalypse peuvent se réjouir. Et les obscurantistes invétérés qui leur tiennent la main aussi. Pour quelques instants de fugace jubilation seulement. Car le rêve artistique de Wahby n’a guère besoin d’un pâle panonceau sur le fronton d’une école primaire pour continuer à rayonner. Et à faire voyager son message de poésie et de beauté à travers toute la Méditerranée. Où sont plongés les pieds de sa demeure mythique de Claire-Fontaine. Derrière laquelle on sème des plaques de béton pour baisser les paupières à la mer.
Mais Wahby continuera à hanter les courbures voluptueuses de la corniche oranaise. Et où à chaque évocation de son nom, à chaque note de son art se mettent à danser et à chanter les naïades indociles de la sublimité. Cette même corniche que les murailles en béton veulent étouffer. Pour lui casser sa magnificence altière. Pour obstruer les pores artistiques et poétiques de l’Algérie. Pour lui sangler totalement les yeux. Avant de l’immerger irréversiblement dans la profondeur épaisse du laid.
En étendant le voile opaque de l’amnésie sur les noms et les lieux qui sèment la lumière et la beauté. Et en érigeant des palissades blafardes tout le long des plages pour précipiter le naufrage du regard. Alors que sur ces mêmes plages s’érigent quotidiennement des abris de fortune par des familles désorientées. Des taudis à perte de vue.
Que l’argent de ces bétonnades de la honte aurait pu servir ou contribuer à reloger. Servir à atténuer l’état général de délabrement de cette cité prétendument balnéaire. Au lieu de s’empresser à l’entourer de plaques de béton sur son flanc marin qui a perdu jusqu’au désir de continuer à l’enlacer.
Car ces murailles sont une affreuse balafre sur le visage de la mer. Des murailles qui sonnent comme une annonce de la forclusion de l’horizon. L’acharnement d’enlaidir. Comme une insoutenable blessure du sourire.