Prenant une ampleur inquiétante, le féminicide fait des ravages dans les familles algériennes.Banalisé, le phénomène révèle pourtant une faille meurtrière dans notre société…
Elle aurait dû célébrer ses 41 ans le 8 février prochain, n’était ce destin cruel qui l’a emportée à cet âge que l’on dit des plus beaux pour les femmes. Elle, c’est Tinhinane Laceb. Elle était à deux semaines de la célébration de ses 40 ans lorsque son mari en décida autrement. Aujourd’hui encore, ses deux filles en bas âge, tout comme ses parents, ont les larmes aux yeux à chaque fois que son nom est évoqué. Son père, Djaffer, ne s’est visiblement toujours pas remis après ce drame familial qui l’a frappé en ce 26 janvier 2021. Il espérait, pour le temps qui lui reste à vivre, voir sa fille continuer à baigner dans le même bonheur qu’au début de son mariage ou de sa carrière professionnelle à la chaîne TV Tamazight, en 2009.
Mais à son insu, sa fille vivait déjà un calvaire conjugal fait, a-t-il appris par la suite, de menaces de mort. “Trois jours avant son assassinat par son mari, constatant qu’il ne lui restait aucun espoir de continuer à vivre avec ce monstre dans une situation pareille, elle avait décidé de prendre un congé de 15 jours pour rentrer chez ses parents, à Mekla, avec ses deux filles, puisque l’ainée était en vacances scolaires”, nous raconte Djaffer Laceb, tout ému. Mais l’odeur de la mort rôdait déjà dans la maison. “Le lendemain après-midi, profitant de sa faiblesse, de sa naïveté et de son impuissance, se trouvant seule à la maison avec ses deux filles, il lui asséna plusieurs coups de couteau en différentes partie de son corps, l’assassinant, ainsi, froidement”, s’efforce à raconter cet homme qui dit ne vivre désormais que pour ses petites-filles.
Le féminicide dont a été victime Tinhinane Laceb a mis l’opinion nationale sous le choc. Mais à peine deux semaines plus tard, voilà qu’une autre affaire ajoute une autre couche à cet émoi général. A la mi-février l’opinion découvre l’assassinat de Kenza Sadat, une adolescente de 17 ans, tuée et démembrée par son propre père qui a jeté ensuite des parties de son corps dans une décharge publique. La comptabilité macabre ne s’arrête pas pour autant. Le 28 octobre de la même année 2021, Dehbia Cherifi, une jeune femme de 37 ans, est tuée en pleine rue, devant des passants médusés, à la Nouvelle-Ville de Tizi Ouzou, par son mari qui se suicide quelques heures plus tard.
A Annaba, L’assassinat par égorgement d’Amel B, 38 ans, mère de trois enfants, par son mari, choque la population. Tout comme à Béjaïa, lorsqu’une fillette de 5 ans, Manel B., est torturée et tuée. Et à Oran où une jeune fille, N. S., âgée de 20 ans, est assassinée, le 7 mai, par trois hommes qui l’ont séquestrée puis égorgée. Des exécutions aussi monstrueuses et absurdes ont été enregistrées un peu partout à travers le territoire national. De Zahra N. dans la wilaya d’Annaba le 7 janvier 2021, à Fatma B. à Tipasa le 24 décembre, elles ont été 55 femmes au total à être victimes de féminicide à travers 23 wilayas du territoire national.
Batna, Sétif, Tlemcen, Jijel, Biskra, Bouira, Médéa, Relizane, Blida et Béchar n’ont pas échappé à ce phénomène. Selon les chiffres publiés par le collectif féminicides.dz, qui s’est fait pour vocation d’alerter sur l’ampleur de ce phénomène, elles ont été 55 à être tuées durant l’année 2020 et 74 en 2019. “Ces chiffres représentent seulement les cas de féminicide recensés par Féminicides Algérie, le chiffre réel est bien plus élevé”, nous explique Wiame Awres, une des fondatrices de ce collectif.
Des plaintes sans suites
Ces chiffres ne sont, à vrai dire, que l’arbre qui cache la forêt des drames subis par les femmes, sans distinction de catégorie, tant parmi les victimes il y a des femmes au foyer, des travailleuses, des intellectuelles, des femmes âgées, des jeunes, des célibataires et des femmes mariées.
Dans la seule wilaya de Tizi Ouzou où quatre femmes ont été tuées en 2021, les chiffres rendus publics par la sûreté de wilaya à l’occasion de la Journée internationale pour l'élimination de la violence à l'égard des femmes, le 25 novembre dernier, ont fait état de 88 affaires de violences faites aux femmes durant les 10 premiers mois de l’année, contre 100 affaires en 2020. Des affaires qui se comptent par milliers à travers le territoire national. “Ces chiffres sont déjà élevés et ils ne concernent que les cas où une plainte est déposée, c’est dire toute l’ampleur du phénomène”, alerte Wiame Awres, non sans tirer la sonnette d’alarme sur ces violences meurtrières qui ciblent les femmes.
“Le mécanisme est répétitif, il s’agit dans la moitié des cas de conjoints ou d’ex-conjoints qui assassinent leurs ex-conjointes. La situation est donc plus qu’alarmante lorsqu’on sait que ces assassinats sont très souvent précédés de violences qui peuvent durer des années, au su et au vu de tout le monde, même des services de sécurité et de la justice. C’est le cas par exemple de Hadda Akaba, 37 ans, assassinée par son mari le 6 novembre dernier à Khenchela, elle l’avait dénoncé à plusieurs reprises mais sans suite”, dit-elle.
Pis encore, ces drames choquent certes la société, mais sans pour autant la faire bouger.
Dans les médias, ils sont souvent réduits à de simples faits divers lorsque, pis encore, certains ne tentent pas de les justifier. A ce sujet, Wiame Awres estime que ce sont tous les compartiments de la société qui sont défaillants. “La violence est complètement décomplexée dans notre pays, la tolérance sociale et l’insuffisance de prise en charge judiciaire sont étroitement liées. Il est important de rappeler que la norme sociale qui veut que la femme pardonne à son conjoint lorsqu’il la violente a été instaurée en loi, où le pardon de la victime met fin aux poursuites pénales en cas de violences conjugales, ce qui est très grave.
Ces normes sociales s’imbriquent dans les institutions, et les institutions renforcent les normes sociales avec des lois et des mesures de protection insuffisantes, voire inexistantes”, analyse-t-elle. “Certains médias contribuent aux violences faites aux femmes en créant du contenu qui banalise et encourage les féminicides. Nous devons redoubler d’efforts pour faire reculer ce genre de programmes néfastes à la société”, appuie-t-elle encore.
Une analyse que conforte on ne peut mieux le témoignage de Me Lynda Hadjeb, l’avocate de Dehbia Cherifi, victime de féminicide. “Dehbia s’est retrouvée face à un conjoint violent et en même temps possessif. Elle faisait l’objet de harcèlement depuis 4 à 5 mois avant son assassinat. J’avais rendez-vous avec elle le jour du drame et, juste avant, elle m’a dit au téléphone qu’elle était en danger. Elle avait peur de déposer plainte car elle savait qu’elle ne serait pas protégée. En effet, dans des cas similaires, la justice exige des témoins, or quels témoins peut-on avoir lorsque la violence est pratiquée dans son foyer conjugal ? Beaucoup de femmes victimes se plaignent de cela. Lorsqu’elles déposent plainte, l’affaire prend jusqu’à neuf mois. Une période où elles risquent tout”, explique l’avocate.
Aujourd’hui, estime Wiame Awres, pour peu qu’il y ait une volonté, le féminicide peut être prévenu puisqu’il y a toujours les facteurs de risque de sa survenue qui ne trompent pas. Il s’agit en premier lieu, explique-t-elle, de violences préexistantes, de menaces de mort, de tentatives de féminicide qui risquent d’être répétées. Elle soutient que les violences contre les femmes et les féminicides ne sont pas qu’une affaire privée ni qu’une affaire de famille, mais une affaire politique et d’Etat.
Samir LESLOUS