De : Rabeh Sebaa
Arcatures sociologiques
“Les affres du dénuement n’altèrent en rien la saveur de la probité.” (Dostoïevski)
Des populations qui s’immergent, chaque jour un peu plus, dans les affres de la pauvreté. Aux privations s’ajoute, à présent, la maladie. Creusant un peu plus un gouffre béant entre une peuplade condamnée à mordre la poussière et une autre qui mord à pleines dents dans tout ce qui engraisse.
A l’ère du numérique, dire qu’un train peut en cacher un autre peut prêter à sourire. Tellement les choses sont, à présent, précises, calculées, réglées et maîtrisées. Mais on peut très bien remplacer le mot train par celui de maladie. Car cette satanée pandémie est en passe de réussir la gageure de rendre invisibles toutes les autres maladies. D’éclipser toutes les autres misères et de faire oublier toutes les autres galères. Parfois plus tragiques, autrement plus dramatiques et souvent plus pathétiques. Comme le sida, le cancer ou la tuberculose, entre autres. Des maladies qui prennent même de l’ampleur. Tout en banalisant leurs insoutenables malheurs et en minimisant leurs insupportables douleurs. Parfois en les noyant dans de sombres profondeurs. Mais le déni ne règle rien du tout, bien au contraire.
Il est à se demander si cette scotomisation n’est pas l’expression de l’hypocrisie qui infantilise durablement toute une société. Lorsqu'un problème de santé publique charrie une myriade de pudibonderies. De fausses pudeurs drapées en escobarderies. En duplicité, en fausseté et en sournoiserie. On se rappelle d’ailleurs comment, dès le début de l'apparition de la maladie du sida, le rapprochement entre la maladie et la religion a été très vite établi. Et comment on prétendit le brandir comme bouclier. Un bouclier moral et religieux contre une maladie... Alors que tout le monde sait que dans ces sociétés faussement pudibondes, la prostitution, la pédophile et l’homosexualité battent leur plein. Certains de ces pays sont même devenus, depuis longtemps, des destinations courues pour le tourisme sexuel. Dans d’autres, la toxicomanie fait partie du décor naturel. Quand elle n’est pas devenue une butte témoin sur la surface plane de la perfidie. Et avec ça, on trouve le moyen de parler de protection morale contre toutes ces maladies honnies ! Ces maladies exécrées. En faisant mentir les chiffres. En faisant mentir les morts. En faisant mentir la réalité. Car il y a, depuis longtemps, des décès pour cause de sida, de maladies vénériennes ou d’overdose qui ne sont jamais signalés comme tels. Il y a des milliers de séropositifs qui se baladent dans la nature rt qui hantent les bouis-bouis nocturnes pour plaisirs frelatés. Des malades qui ne sont même pas sensibilisés sur la gravité de leur mal. Et, bien évidemment, sur les maux qu’ils risquent de refiler aux autres ! Le terme préservatif est rigoureusement banni des discours officiels. Ou alors prononcé du bout des lèvres. De là à voir une campagne d’information sur les chaînes nationales, il faudra attendre patiemment une autre révolution copernicienne. Ou le déluge. Pour que la langue de bois qui enveloppe la plupart des problèmes sociétaux cruciaux puisse se délier. Et pour tous les autres problèmes de société, il en va de même. L'alcoolisme est logé à la même enseigne. Au moment où toutes les sociétés apprennent à dire et à se dire. Pour se préserver des dégâts de la dissimulation sur fond de délire.
Ces dernières années, plusieurs maladies contagieuses se sont déclarées dans différentes villes. Dans des cités où s’entassent les laissés-pour-compte. Des maladies qui sévissent dans les conditions de vie et d’hygiène déplorables. Et qui viennent s’ajouter aux autres maladies de la misère qui réapparaissent progressivement. Pour enfoncer encore plus de pauvres diables. Tuberculose, gale ou teigne. Et qui sont le meilleur signe du délabrement du niveau de vie de toutes les populations qui s’entassent dans des ghettos sordides. Des populations qui s’immergent, chaque jour un peu plus, dans les affres de la pauvreté. Aux privations s’ajoute, à présent, la maladie. Creusant un peu plus un gouffre béant entre une peuplade condamnée à mordre la poussière et une autre qui mord à pleines dents dans tout ce qui engraisse. Contribuant à rendre encore plus miséreuses toutes ces couches en voie d’extinction. Dans un pays qui a eu tous les moyens d’améliorer leur quotidien. Un pays peuplé d’appauvris, à l'ombre des fortunes obèses. Des fortunes surgies du néant et qui se reproduisent géométriquement grâce aux mécanismes nébuleux et aux relais brumeux. En appauvrissant encore plus. Et en rendant encore plus malades tous ces malheureux qui s’enlisent dans les profondeurs épaisses de l’indigence. Ravivant tous les germes et tous les foyers de contamination. Les terreaux de toutes les maladies honteuses. Des maladies d’un autre âge qui prolifèrent sur le lit de la désolation et de l’abandon. Une misère physique et morale qui se popularise et se démocratise. Éclipsée par cette envahissante pandémie qui fait oublier même les affres de la pauvreté. Et la détresse de tous ceux qui ramassent leur pitance dans les décharges des marchés. Ils sont de plus en plus nombreux et viennent de plus en plus tôt pour être sûrs d’être servis. Pour être sûrs de pouvoir manger. De toute manière, ils n’ont rien d‘autre à faire le reste de la journée. Alors, ils se tassent. Ils s’entassent dans des recoins lugubres. Leur amour-propre a été complètement ratatiné et ils ne savent plus faire la fine bouche. Ils savent juste l’ouvrir pour avaler. N’importe quoi. Ou se la fermer devant tant d’injustice et tant de dénuement qui les ont réduits à la mendicité. Ils n’ont plus le choix. Ils sont foutus. Et rien ne leur indique qu’ils pourront se relever. Ils viennent chaque jour grossir les rangs des damnés. Ils ne comprennent toujours pas pourquoi cela va aussi vite.
Il y en qui ont déjà perdu leur logement. Les traces de leurs amis et les liens de leur famille. Ainsi que toutes les balivernes sur la solidarité traditionnelle. Car chacun détourne le regard. Chacun est embourbé dans ses petits calculs et ses grandes angoisses. Finis les grandes envolées communautaires et le moralisme visqueux de la promiscuité habituelle. Maintenant, l’égoïsme est la chose la mieux partagée. Chacun doit se débrouiller.
C’est aussi cela, les nouvelles valeurs de l’économie de la bazardie sur fond de déliquescence du lien social et de dilution du sens civique. La dislocation de tous les tissus et des maillages qui se sont développés depuis des lustres. Et la première à en faire les frais est bien cette peuplade de l’exclusion. Qui erre anarchiquement aux abords des marchés et sur le bout des lèvres des passants pressés. Ces nouveaux pauvres sont de plus en plus nombreux. Plus visibles et plus miséreux. Plus sales et plus affamés. Ils sont jeunes ou vieux, malingres, tristes et angoissés. Ils ont les deux pieds solidement immergés dans le socle fangeux de l’enfer. Et le regard immuablement planté dans les brumes. Ils donnent l’impression d’être hors du temps. Détachés, presque. Ils n’attendent plus grand-chose. Ils peuplent ces endroits sinistres où l’avenir ne met jamais les pieds. Sous les pas lourds de la pauvreté qui déferle de toutes parts et qui s’incruste pernicieusement par les pores dilatés de la ville défaite. La ville contrefaite. Jusqu’à lui obstruer son souffle saccadé. Une misère de plus en plus partagée. Faisant mordre la poussière même à la moindre velléité de générosité. Au moindre mouvement de compassion ou d’humanité. De peur de contracter le virus de cette maladie qui bannit la proximité. La maladie qui lacère les tissus du lien social et les rapports de tout semblant de solidarité. La maladie qui éclipse toutes les autres calamités. Qui fait oublier les affres de la misère et les gouffres vertigineux de la pauvreté.