Tramor Quemeneur approuve la démarche des “petits pas” de Benjamin Stora, estimant que de grandes annonces pourraient entraîner des blocages et compromettre la réconciliation mémorielle.
Liberté : Deux semaines après sa publication, le rapport Stora sur les mémoires de la colonisation et de la guerre d’Algérie continue à susciter des réactions passionnées des deux côtés de la Méditerranée. Cela vous surprend-il ?
Tramor Quemeneur : Que l’on se trouve d’un côté ou de l’autre de la Méditerranée, la question des mémoires et de l’histoire de la guerre d’indépendance de l’Algérie suscite toujours évidemment beaucoup de passion. Il y aura toujours des personnes qui penseront que ce n’est pas assez et que leur mémoire n’est pas suffisamment reconnue.
Peut-on penser sur la base de toutes ces réactions que la réconciliation mémorielle est finalement impossible ?
Objectivement, il est extrêmement difficile de parvenir à un apaisement complet des mémoires. C’est pour cela d’ailleurs, me semble-t-il, que Benjamin Stora a fait le choix d’une politique de petits pas, en proposant des mesures concrètes et symboliques et en évitant des espèces de surenchères qui aboutiront inévitablement à des blocages. En France, il est encore très compliqué d’avancer sur les questions mémorielles car il y a des personnes qui restent très attachées à l’Algérie française.
Faut-il alors compter sur un renouvellement des générations pour parvenir à un débat dépassionné sur la colonisation française en Algérie ?
Le fait de passer une génération permet en effet d’apaiser une partie de la mémoire. Mais ceci n’est que partiellement vrai. En Algérie, par exemple, il y a tout un travail de transmission dans les familles. Très souvent, les histoires rapportées sont particulièrement dures. Cette transmission véhicule les traumatismes de génération en génération et charrie des représentations très puissantes, qui deviennent politiques en soi. Du côté français aussi, certaines mémoires favorables à l’Algérie française sont transmises y compris par des personnes qui n’ont pas vécu la guerre.
Un rapport sur le contentieux mémoriel algero-fancais est également attendu côté algérien. Pensez-vous que l’Algérie a également besoin d’approfondir son travail de mémoire pour dépassionner les débats ?
Les travaux sur l’histoire et la mémoire sont toujours nécessaires aussi bien en Algérie qu’en France. Mes collègues algériens le font déjà très bien. Je pense néanmoins qu’il faut effectivement revisiter quelque peu nos mémoires pour aller dans le sens d’une meilleure compréhension. Cela pourrait être réalisé à travers une collaboration plus structurée entre les chercheurs en histoire algériens et français.
La Commission vérité et réconciliation proposée par Benjamin Stora me paraît comme étant un bon cadre. Il faudra aussi favoriser la circulation des historiens de part et d’autre de a Méditerranée et le partage des archives. Les historiens français pourraient par exemple avoir accès aux archives en Algérie.
Il se trouve que l’accès aux archives pose toujours problème en France. Ce verrouillage n’est-il pas de nature à compromettre la réconciliation mémorielle, défendue par le rapport Stora ?
Oui, effectivement. Ce verrouillage est dû à des tensions qui existent dans les services gouvernementaux et à des tentatives visant à gêner le travail historique et de mémoire qui est en train de se faire. Actuellement, l’accès aux archives est surtout bloqué au ministère des Armées. Dans les autres ministères, le problème ne se pose pas. Des collègues algériens peuvent d’ailleurs accéder assez librement aux archives nationales d’Outre-Mer, qui se trouvent à Aix-en-Provence.
La circulation des chercheurs en histoire figure en bonne place parmi les préconisations du rapport Stora. Quelles autres propositions vous ont paru comme les plus pertinentes ?
Le rapport de Benjamin Stora fourmille de propositions qui vont dans le sens du règlement du contentieux mémoriel. Je crois que des actes valent mieux que des discours. La création d’une Commission sur la vérité et la réconciliation me paraît comme quelque chose de très important. Je pense que la question relative aux disparus est également cruciale, notamment pour les familles. Il est important de savoir ce qui s’est passé pour que le travail de deuil puisse se faire.
Emmanuel Macron apparaît aujourd’hui plus engagé que ses prédécesseurs dans le règlement du contentieux mémoriel avec l’Algérie. Pourquoi ?
Il y a effectivement une volonté d’avancer. Elle s’est vérifiée dans l’affaire Maurice Audin il y a deux ans. On s’attend aujourd’hui aussi à la reconnaissance de la responsabilité de l’Etat français dans la disparition de l’avocat Ali Boumendjel.
Certains ont évoqué des motivations électoralistes pour expliquer la démarche du président. Mais je ne pense pas que ce soit le seul ressort. Emmanuel Macron est plus disposé que ses prédécesseurs à traiter les questions liées à la colonisation sans doute parce qu’il n’a pas vécu toute cette période.
Il faut comprendre aussi que la guerre d’indépendance de l’Algérie est un sujet qui mine les relations algéro-francaises et la société française. Il y a beaucoup de tensions en France à cause de cette histoire. Celle-ci explique aussi en partie le racisme et la formation d’une mémoire dure contre la France.
Comme Benjamin Stora, vous préconisez un meilleur enseignement de l’histoire coloniale et de la guerre d’Algérie à l’école pour apaiser les mémoires françaises. En quoi cela est-il important ?
Afin de mieux comprendre la société dans laquelle nous vivons, il est essentiel de connaître son histoire, dans sa complexité et ses zones d’ombre. De plus, essentiellement depuis les années 1980, un nouveau pan de l’histoire fait l’objet de recherches, à savoir l’histoire des mémoires.
Benjamin Stora est de ce point de vue un précurseur concernant la guerre d’indépendance. Il me paraît essentiel de traiter de cette histoire afin de comprendre comment l’histoire de la guerre d’indépendance, et plus largement de toute la période coloniale, est née, a évolué depuis 60 ans.
Nous ne réfléchissons plus de la même manière qu’il y a vingt ou quarante ans, ou alors cela signifie qu’un discours se fossilise, qu’il est en perte de sens. Ce phénomène est présent chez certains, je crois, de part et d’autre de la Méditerranée. Heureusement, les discours évoluent aussi : nous voyons apparaître davantage de complexité, davantage de distance par rapport aux événements.
Mais des résistances existent toujours…
Bien entendu, il peut y avoir des résistances, des mémoires peuvent être parfois complètement reconstruites par des personnes qui n’ont jamais connu les événements. Le travail de l’historien et du professeur dans les écoles est alors de rétablir les faits, de mettre en perspective les événements, de montrer leur complexité. C’est le meilleur moyen pour que l’histoire ne bégaie pas.
Selon vous, le travail historique doit également s’accomplir dans le cadre d’une plus grande collaboration entre les chercheurs algériens et français. Sous quelle forme ce travail pourrait-il être réalisé ?
Il faut que nous puissions travailler de concert entre Algériens et Français. C’est une dimension essentielle, me semble-t-il. Pour cela, la question des visas reste cruciale. Il faut que les chercheurs – et au-delà, les étudiants – puissent travailler ensemble, partager le fruit de leurs travaux, se rencontrer, débattre… Et pour travailler, nous devons avoir accès aux archives, le plus largement possible.
Les traces permettent de balayer les mensonges, les reconstructions, les déformations… Et au-delà des seuls historiens, c’est cette circulation de part et d’autre de la Méditerranée qui permettra de se projeter vers le futur tout en réglant le contentieux mémoriel. Cela peut aller vite, c’est une question de volonté, politique et sociale.
Des circulations existent déjà, mais elles doivent s’amplifier. Comme le dit le proverbe, seules les montagnes ne se rencontrent pas. Les peuples algérien et français doivent à nouveau se retrouver, mais sur un pied d’égalité, en prenant en compte, évidemment, le passé douloureux, mais pour dessiner un avenir commun harmonieux.
Entretien réalisé à Paris par : SAMIA LOKMANE-KHELIL