“Je n’ai pas de message, hormis un soutien inconditionnel et une empathie incommensurable pour les victimes et un amour infini pour la Kabylie. J’espère que les sinistrés retrouveront bientôt la force de se relever et de reprendre une vie normale. La Kabylie, aussi, saura replanter, reconstruire et regarder l’horizon avec des yeux aussi grands que son âme”, professe le plus célèbre des écrivains.
Liberté : L’Algérie a connu une folle semaine due aux feux de forêt aux dégâts sans précédent. Comment avez-vous vécu ces moments douloureux ?
Yasmina Khadra : Comme tout Algérien sensé et épris de sa patrie, j’ai brûlé avec chaque victime, chaque maison, chaque arbre parti en fumée, chaque animal pris dans le brasier. L’ampleur des incendies était monstrueuse. Voir ces familles en déroute, soudain sans toit ni ciel vers lequel se tourner, a été, pour moi, une terrible souffrance. Ces belles forêts, qui ont inspiré tant d’artistes et apaisé tant d’esprits, ces antiques dachras ravagées par les flammes, elles qui avaient survécu aux désastres de l’Histoire, avaient quelque chose d’apocalyptique. Un cauchemar que je ne souhaiterais plus jamais revivre. Mais notre pays a quelque chose qui le sublimera toujours : le courage de tenir tête à l’adversité. Son histoire est jalonnée d’épreuves qui n’ont jamais réussi à le faire disparaître. Il est écrit, quelque part sur les tatouages de nos grands-mères, que nous survivrons à tous les cataclysmes tant que nous resterons solidaires. Les incendies en Kabylie ont montré, à ceux qui en douteraient encore, combien la Kabylie est chère aux Algériens. Cet élan fraternel a tempéré un peu ma peine. Il est des moments où l’espoir retrouve toute sa magie, et cette magie a été manifeste en Kabylie durant la semaine de toutes les fournaises.
La Kabylie - région que vous chérissez particulièrement - a été durement touchée par ce sinistre. Des morts, des maisons brûlées et son couvert végétal littéralement décimé ! Quel message délivrez-vous à ses populations traumatisées ?
Quel message adresser aux familles endeuillées dans leur chair et aux cœurs blessés ? Devant pareils drames, les mots deviennent dérisoires, pathétiques d’impuissance. Je n’ai pas de message, hormis un soutien inconditionnel et une empathie incommensurable pour les victimes et un amour infini pour la Kabylie. J’espère que les sinistrés retrouveront bientôt la force de se relever et de reprendre une vie normale. La forêt est une salamandre. Elle renaît de ses cendres. La Kabylie, aussi, saura replanter, reconstruire et regarder l’horizon avec des yeux aussi grands que son âme.
Durant ce drame, un autre drame s’est produit, l’assassinat de Djamel Bensmaïl. Quels mots pouvons-nous mettre sur cette monstruosité et que révèle-t-elle de notre société ?
Je crois que la parole, la belle parole, la parole la plus sage, qui supplante tous les discours et toutes les poésies, qui feraient taire n’importe quel tribun et l’oracle de n’importe quel gourou, revient au père de Djamel Bensmaïl. Quel homme, quel brave ! Cet homme mériterait le prix Nobel de la paix. Je crois qu’on n’a pas mesuré la véritable portée de son intervention. Cet homme a sauvé l’Algérie. Il a empêché, avec quelques mots sortis du plus profond de son être, que les choses dégénèrent. Le lynchage de Djamel a outré l’Algérie entière. L’élan de solidarité a été freiné net par cet assassinat d’une lâcheté qui n’a d’égale que sa sauvagerie, embrasant les réseaux sociaux et réveillant nos vieux démons. Et ce père, cette belle providence faite homme, a transformé la colère en une indignation saine et a rassemblé le peuple algérien autour du discernement salutaire que les ennemis de notre pays n’ont de cesse de brouiller. Djamel est mort à cause de la bêtise et des frustrations enfiellées, exacerbées et instrumentalisées par les semeurs de discorde et aggravées par l’attitude hautement déplorable de nos gouvernants.
Si dans le réel, la solidarité citoyenne était formidable, sur les réseaux sociaux les discours de haine ont proliféré. Comment peut-on expliquer cette dichotomie ?
Les réseaux sociaux sont connus pour leur dégénérescence. Il y a des gens qui sont constamment à l’affût d’un débat pour donner libre cours à leurs colères morbides, souvent chimériques, puisqu’elles ne reposent sur aucun argument solvable. Et lorsque l’on manque d’argument, on cède à la furie, cet exutoire pour les âmes en peine. L’anonymat ne fait que rendre l’invective plus tonitruante et l’insolence zélée. Mais, c’est ainsi. C’est le monde d’aujourd’hui. Le monde du spectacle outrancier et des dépotoirs chantants. Les États ont vainement essayé d’encadrer et de réguler ce phénomène, et les récalcitrants se sont découvert une vocation insoupçonnée, voire inespérée, désormais. Il faut vivre avec ce fléau comme avec les pandémies. Il n’y a pas de vaccins appropriés à ce mal absolu et aucun pass sanitaire n’est exigé. Les réseaux sociaux révèlent la vraie nature de tout un chacun.
On reconnaît tout de suite l’instruit et l’inculte, le cuistre et l’érudit, le brave et le fanfaron, le sage et l’imbécile. Les gens ne se rendent pas compte qu’ils se mettent au nu intégral devant des milliers de voyeurs. Pour eux, qu’importe l’impudence, pourvu qu’il y ait visibilité. C’est dommage, mais c’est comme ça. L’exhibitionnisme, aussi obscène soit-il, est devenu la forme la plus efficace de la revendication de soi. Mais si on regarde bien, il y a aussi des personnes éclairées dans cette pétaudière. Ce que nous ignorons, c’est que les réseaux sociaux sont des sources ouvertes pour les prédateurs qui voient en notre patrie un espace vital à annexer. Ils nous étudient sur la Toile mieux que dans un laboratoire. Ils ont appris à nous disséquer comme des cobayes, connaissent nos faiblesses et la teneur de nos frustrations, et peuvent, à partir de là, nous manipuler à leur guise, nous dresser les uns contre les autres et nous couper l’herbe sous le pied à chaque fois que nous tenterons de nous en sortir. Cela s’appelle “la psychologie des masses”. Malheur à celui qui se dévoile. Il fera fantasmer tous les pervers de la terre.
Quelles leçons faudra-t-il tirer de cette nouvelle tragédie algérienne ?
Nous avons reçu énormément de leçons. Le problème est que nous n’en avons retenu aucune. Nous tombons dans les mêmes pièges et nous offrons, nous-mêmes, le bâton pour qu’on nous batte à plate couture. N’importe quel vent nous entraîne dans son souffle calamiteux parce que nous oublions, parfois, de nous agripper à nos acquis et aux legs sacrés de nos morts. Et parce que nous n’arrêtons pas de douter de nous-mêmes, nous nous fions à ceux qui prétendent nous connaître mieux que nos mères et nos pères. Le malheur nous rassemble, mais les trêves nous divisent aussi violemment que nos revendications pourtant indissociables. Je crois qu’il est grand temps de nous poser quelque part et de faire un travail sur nous-mêmes. Il nous arrive de savoir ce que nous voulons, mais nous ignorons comment l’obtenir. J’espère que nous avons compris qu’on nous veut du mal, qu’on abuse de nos peines et de nos frustrations pour nous manipuler, que nous sommes seuls au monde et qu’il devient impératif, vital de nous ressaisir une fois pour toutes. Nous avons un pays à construire, des rêves à réaliser et des générations prochaines à rassurer. Si nous sommes incapables de nous éveiller à ces projets, nous serons plus à plaindre qu’à damner. L’extraordinaire mobilisation de notre diaspora aux quatre coins de la planète et le formidable élan spontané des Algériens venus des différentes wilayas secourir la Kabylie, le Hirak qui a donné une belle leçon de civisme au monde entier, l’étendard au croissant étoilé qui s’élève dans tous les stades étrangers, tous ces facteurs saisissants prouvent que nous sommes une nation capable du meilleur. Alors, soyons meilleurs et apprenons à aimer de chaque folklore algérien un pas de danse et de chaque accent régional une sonate, car l’Algérie est un serment et un hymne indéfectibles.
Face à une catastrophe d’une telle ampleur, que doit faire l’État et quels discours les dirigeants doivent-ils avoir en pareille circonstance ?
L’État devrait revoir sa copie, modérer ses propos et proscrire les menaces expéditives à l’encontre de notre peuple qu’il a du mal à comprendre. Les choses sont claires, les revendications légitimes, or, en guise de réponse, l’État privilégie l’intimidation, le déni et l’indignation. Ces gesticulations malencontreuses trahissent l’insoutenable réalité de la politique algérienne. La situation que traverse notre pays exige un maximum d’écoute et de cohérence. Notre nation regorge de scientifiques, de cerveaux, de braves, de vraies potentialités à tous les niveaux. Mais qui en veut ? Personne. Nous assistons à du bricolage, à des castings bâclés, à des décisions ubuesques comme en témoigne la galère que subissent nos ressortissants à l’étranger avec les vols “airalgériens” rationnés, le casse-tête de la billetterie, le choix absurde des aéroports de départ et les périples marathoniens imposés à nos voyageurs. On se demande ce qu’on cherche à prouver avec de telles humiliations. L’État ne fait pas grand-chose pour soulager le trop-plein d’exaspération. On ne fait pas un festin avec du réchauffé. Bien au contraire, on risque des indigestions et des gastros mortelles. Plus que jamais, les dirigeants doivent faire montre de plus de sagesse. Si c’est trop leur demander, qu’ils fassent montre d’un minimum de bon sens. Le temps n’attend personne. Malek Bennabi disait : “Celui qui veut atteindre la lune doit commencer à grimper tout de suite.” Il faut des décisions courageuses, éclairées, un projet de société enthousiasmant et arrêter immédiatement la répression car, on ne dresse pas un peuple, un peuple, on l’élève.
Que peuvent les hommes de lettres face à de telles tragédies et comment peuvent-ils les guérir ?
Rien. Ils ne peuvent rien et ne guérissent rien. Parce que l’écrivain n’est ni un prophète ni un magicien. Il y en a qui sont magnifiques et d’autres maléfiques. La littérature est une vocation, pas un militantisme. Personnellement, je ne réagis pas en tant qu’écrivain, je réagis en tant qu’être humain lorsque le monde me préoccupe, et en tant que citoyen lorsque l’Algérie m’interpelle. Un pays a besoin d’hommes et de femmes de bonne volonté, et ces personnes sont souvent des anonymes, loin des feux de la rampe et des joutes oratoires, juste des citoyens et des citoyennes lambda qui aiment se rendre utiles et qui le font avec un cœur plus vaste que l’océan, de façon désintéressée parce que sincère et forte. Un flatteur avait dit au commissaire Brahim Llob : “Votre plume vaut son pesant d’or.” Et le flic natif de Béjaïa lui a rétorqué : “Ça pèse combien, une plume ?” À bon entendeur, salut. Sachez que je vous aime, Algériens de tous les horizons. Alors, aimons-nous les uns les autres, et l’Algérie nous le rendra.
Entretien réalisé par : HASSANE OUALI