Par : Kamel Daoud
écrivain
1- Vu avant-hier : une pièce de théâtre dans un théâtre privé à Oran, le premier, “La fourmi”. En début de soirée, vers 18h, les spectateurs arrivent hésitant, par deux, par trois, intimidés ou lents par prudence. Jamais seuls. Comme s’il s’agissait d’affronter l’inconnu et qu’il fallait alors être soutenu. Car voir un spectacle, “sortir” le soir, apprécier une pause entre le Covid, le cessez-le-feu et le Récit national est de l’inconnu. Nous en avons perdu l’habitude. D’ailleurs, “sortir” le soir est un acte mûrement réfléchi, un effort musculaire, de guerre. La “nuit” est, pour nous, toujours dangereuse. À cause du couvre-feu sanitaire, de l’histoire nationale, de la mémoire coloniale et de la décennie 90. Nous en avons été dépossédés, et lorsque nous l’endossons parfois, elle est souvent trop grande et froide. La nuit appartient aux gyrophares, aux hurlements, au désert du ciel et à la folie ou l’errance, le couteau et la menace. Elle est encore inhabitée, inhabitable, manquant de sécurité et de volonté de la sécuriser.
La nuit souffre aussi de la définition pécheresse du loisir, de son monopole tombé sous l’autorité de l’excès, de ce qui est perçu comme “vice”. La nuit est nocturne, mal éclairée par les poteaux, gardant mauvaise réputation. Trop de morts et de sans-abri s’y promènent pour qu’on tente de s’y mêler avec ses enfants ou son aimé(e). D’ailleurs, il y a quelque chose du cimetière dans les centres-villes algériens tombée la nuit. Un semblable air de trépas du vivant et du solaire qui nous rebute. Sans le soleil, ces centres-villes ressemblent à des trous pour les maudits.
La mort du “loisir” y est aussi une cause du sinistre. On peut le vérifier dans le texte de la Constitution algérienne : le but c’est d’avoir été libéré, pas “la poursuite du bonheur”. Le loisir souffre autant du poids et du culte des ancêtres qui l’amoindrissent par le folklore et la gravité, que du conservatisme religieux qui le met en sursis pour après la mort. Le corps souffre alors de mal danser, de nager avec des regards de soupçons envers les autres nageurs, de ne connaître l’extase que dans le fracas exagéré, ou la houle unanime des stades. “Sortir” la nuit c’est outrepasser une bienséance, traverser le champ du tabou, désobéir, assumer un péché flou. C’est un acte de violence que l’on reproduit dans la violence de la vie nocturne, sa délinquance mal éclairée.
Et pourtant le “loisir” est un acte essentiel, un enjeu de souveraineté. Les Algériens prennent la chaloupe poussés par l’ennui, plus que par le manque de pain. Les plus riches prennent l’avion pour la même raison. Et, entre les deux, on “fume”, on se saoule ou on hurle pour enjamber le réel par les moyens du bord et des psychotropes. Le pays est diurne, ennuyeux, il lui manque l’ombre propice au désir, la sécurité qui autorise à se perdre et à se retrouver, une nuit qui ne soit pas malheureuse et comme dédiée au veuvage et à la perte. Avis donc à ceux qui rêvent de guerre de libération : la France est partie depuis longtemps, et si on veut encore se libérer, cela se fait avec “la culture”, la bonne. Pas celle piégée par le folklore des racines, sommée au militantisme politique qui la dévitalise du rire et du talent, ou celle maquée par les subventions et gérée par le dernier stalinisme connu. Éloge de la “culture” saine, amusante, agréable à vivre et à consommer. Celle qui donne à rire, à rêver ou à comprendre.
Ce soir, à “La fourmi”, le spectacle était des deux bords. Voir une belle pièce de théâtre sur scène, mais aussi regarder, avec bonheur, les Algériens arriver, s’installer, tourner leur visage si fermé vers un infini momentané, réagir, oser “peupler la nuit” qui s’entamait dehors, repousser le malheur et la tristesse. À pas de fourmi sur le corps d’un pays endormi.
2- Le pluralisme, si on en fait toujours notre principale revendication, nous angoisse tant, encore et encore. On le vit, presque tous, comme le contraire désastreux de l’unité et de l’union. Des raisons ? Nombreuses : nous sommes nés, comme pays, par l’effort de l’unité. Au prix de l’hymne et de la punition contre ceux qui osaient digresser. Et, dans nos mémoires intimes abritées par le sang, l’éparpillement, le tribalisme, le régionalisme, les royaumes brefs ont toujours été sources de notre faiblesse. Du coup, il nous fallut nous unifier pour vaincre, naître et perdurer. Mais cet élan, si nécessaire autrefois, a aujourd’hui son revers : tout ce qui définit la pluralité est vécu comme menace et agression. Le moindre pas de côté est signalé comme dissidence et trahison de “l’Union”. Un Mal amputé trop facilement au “Régime politique” mais qui, en réalité, nous atteint tous par l’onde de sa panique et de son raidissement : opposants, activistes du numérique, apparatchiks, vétérans, leaders et sympathisants. La pluralité d’opinion, de culture ou d’analyse est de tous les côtés vécue comme déloyauté et combattue comme telle. D’ailleurs, il y a aussi peu de “pluralisme” chez le “Régime” comme on aime le désigner que chez les “démocrates”, comme on aime, là aussi, s’affabuler et, paradoxalement, encore moins chez les exilés qui vivent pourtant en démocratie pluraliste. La même peur traverse ces grands corps, la même angoisse de se diluer, d’être perdu dans l’immensité ou de voir s’éroder les grandes vérités auxquelles on s’adosse comme à des temples.
C’est souvent lorsqu’à titre personnel ou de groupe, on fait face aux procès permanents chez nous de trahison que l’on découvre le livre de l’orthodoxie et que l’on comprend cette vérité malheureuse : le parti unique chez nous est une culture. Il réunit, dans sa définition corsetée, ceux qui le refusent et ceux qui s’en réclament. Otage d’une peur ancestrale, d’une névrose de l’éparpillement, c’est à peine si le pluralisme, formel, politique, nous a permis de saisir qu’on est encore en deçà de l’exigence de la pluralité. Peut-être que nous sommes nés depuis si peu de temps et au prix le plus élevé, que nous idéalisons tant la fraternité. C’est alors que l’Unité s’offre à vivre comme le “ventre” qui nous protège de l’agression du reste du monde, des avortements, de la naissance. Et c’est alors qu’à la proclamation de la plus infime différence, que nous nous ordonnons en tribunaux et plaidons dans l’hystérie et la lapidation.
L’unité tue avec le temps. Elle aide à naître, mais sa force est dangereuse si elle est reconduite sans cesse. Nous l’avons vécu à l’indépendance, au moment de chaque rupture, si récemment avec le soulèvement du 22 février. On s’y offre, à chaque fois, le spectacle grandiose de l’unanimité, si heureuse, si exaltante, puis, alors que le moment de cette éternité se dégrade en jours et réflexions, nous nous y piégeons par le refus du réel, dans la posture du raidissement contre le temps et la maturité. Nous reculons là où s’il s’agit d’avancer, de se séparer et de se différencier.
Le même mouvement pendulaire depuis si longtemps. La même peur de trancher dans l’unité ombilicale. Le même refus opposé au refus. À l’individu. À l’opinion singulière.
D’ailleurs, l’avons-nous remarqué : le héros n’est jamais reconnu en tant que “séparé”, individu, corps distinct et sujet que lorsqu’il est atteint par la mort. Vivant, il lui est proposé le choix entre le procès ou la conformité. Décédé, il s’élève désormais dans sa singularité et le récit national en accepte la distinction.