Par : Kamel Daoud
Écrivain
L’idée première pour ces chroniques était de décrire le pays, le faire vivre par quelques images, quelques paysages, en rappeler l’existence hors-champ, les croyances et les cultures ancestrales, malgré les changements de temps et des mains des pouvoirs. Il y a tant à décrire car le “Reste du pays”, comme on aime le désigner quand on vit à Alger et surtout à l’hyper-centre d’Alger, est souvent oublié. Certains le croient figé dans l’ovation faite au libérateur immortel. D’autres l’immobilisent dans leur fantasme des ancêtres et de la souche. D’autres encore le croient acquis comme dans les années 90 à leur rêve de califat. Le “Reste du pays” est, cependant, le pays entier, différent, méfiant envers les enthousiasmes, prudent face au vide, lesté par les mémoires et les blessures, les champs et les os.
Par un curieux paradoxe, l’Algérie dite profonde a le sens de la mesure, des réalités, elle a l’illusion difficile. Contrairement à la capitale et à ceux qui y tournent en rond. Cette Algérie-là, peu y vont, s’y assoient, y écoutent les silences et les prudences. Ce “Reste du pays” est pourtant le pays. Pas “les restes d’un pays”.
Pourquoi rappeler cette évidence ? Parce qu’aujourd’hui, une heure grave s’annonce. En juin, des élections auront lieu. Elles décideront du futur Parlement qui va décider, à son tour, des lois de nos vies. Faut-il y “aller” comme on dit et donner de la légitimité au pouvoir ? Ou “boycotter et croire que le pays va nous suivre ?”. Vieux débat algérien qui a enfanté du “soutien critique” d’autrefois et de l’opposition idéaliste et suicidaire d’aujourd’hui.
Ouvrons le débat. Que valent les appels au boycott lancés par des opposants dans des pays comme les nôtres ? Dans la réalité, ils drainent peu de monde car le gisement des électeurs démocrates est pauvre, il n’a jamais été “travaillé” par les élites trop urbaines, peu soucieuses du “Reste du pays”, attentistes de la grande heure du basculement et inaptes au recrutement et à la négociation avec les réalités du “Reste du pays”. Le boycott y gagnera en noblesse, encore et encore, et y perdra en sens et en efficacité.
On y rafle du prestige pour les leaders boycotteurs, un moment de visibilité avant une éternité d’inefficacité. C’est la vieille stratégie du baroud d’honneur. C’est cela la réalité. Elle blesse l’ego, vous expose au procès en traîtrise et en verdicts de compromissions et vous déclasse du panthéon du cercle de plus en plus fermé de “démocrates” numériques.
L’autre vérité, encore plus amère, est que l’histoire en Algérie, en Égypte, en Tunisie a déjà démontré que le boycott est toujours du pain bénit pour les islamistes et autres populistes. Ils y gagnent du poids, à chaque tour, et l’abstention leur ouvre la possibilité de contrôler encore plus la législation et de s’offrir en partenaire réel au régime qui cherche un “bras social” après la mort clinique des partis de soutien des décennies passées. On l’a vu en 90, pour ceux qui veulent se souvenir.
Les prochaines élections seront, selon l’humble avis de l’auteur de ces lignes, décisives. Elles seront le virage qui décidera de ce pays, d’une manière ou d’une autre. Le grand projet islamiste y voit en cette grande occasion l’heure de l’avènement à la turque et attend avec impatience. Y seront élus les hommes de cette idéologie totalitaire. Peuvent-ils prétendre nous représenter ? Non. Mais ils vont représenter ceux qui ont voté et ils vont représenter nos démissions.
Les législatives seront-elles transparentes et “saines” ? L’auteur le pense. Non qu’il croie naïvement à la démocratie du pouvoir et à son repentir total, mais ce Régime qu’on accuse de tout sans autocritique sur nos faiblesses n’a plus les moyens de grandes fraudes et a besoin d’une assise, d’un nouveau deal de survie, d’un “partenaire”. L’appel d’offres est lancé en somme. Ceux qui le saisissent seront ceux qui savent faire de la politique, même si ce n’est pas la plus honnête.
Ces gens ne représenteront pas nos idées, mais nos démissions. L’illusion adolescente de nos selfies, la facture de nos épopées numériques d’opposants éternels, mais sans réalisme ni effort vers le “Reste du pays”. Les appels au boycott seront l’aubaine des populistes, des nouveaux islamistes à la Bengrina et des conservateurs. Parce que tournant le dos au métier de “faire de la politique”, nous allons gagner en noblesse et perdre en puissance et perspectives.
Voulons-nous gagner ou simplement avoir raison ? Mais participer à ces élections, n’est-ce pas là arranger l’adversité ? Oui. Mais un gisement d’électeurs se construit, s’enrichit avec le temps et les engagements, permet de corriger sa langue et sa vision et de connaître son propre poids, le poids réel de son leadership. Il permet de contrôler ce que l’on peut, en attendant de construire une vraie vision inclusive des méfiances de l’armée, du “pouvoir”, de ceux qui, aujourd’hui, croient protéger le pays contre le chaos en l’immobilisant comme une caserne. Il permet d’apprendre son métier d’opposants ou de leaders hors des champs des convaincus. Il permet de sortir d’Alger et de ses deux boulevards. Il permet d’élargir son audience et de conquérir les espaces. La démocratie ne viendra jamais par la condition d’un effondrement préalable.
C’est un chemin de crête. Il se dessine entre ceux qui veulent un remake des élections de 90, qui veulent leur vengeance, et ceux qui croient encore détenir les pouvoirs parce qu’ils sont le Pouvoir. C’est un chemin d’apprentissage, de retour aux réalités de ce qu’est notre pays et ce que sont ses électeurs ou ses pouvoirs locaux, ses sociologies, croyances. Il ne s’agit pas de “sauver” un Régime, mais de sauver le projet même d’une démocratie en Algérie, sa visibilité, sa lisibilité pour le “Reste du pays”, son utilité et son honnêteté. Il s’agit de savoir perdre et savoir gagner pour mieux avancer.
Bien sûr que “participer” expose au hold-up des voix, aux détournements, à la ghettoïsation des progressistes ou à la rallonge de survie pour le “pouvoir”. C’est une réalité. Mais elle est à considérer avec l’autre réalité : le boycott n’a jamais servi qu’aux victoires des populistes. Partout dans le monde. Il dispense de faire de la politique au nom d’une posture irréaliste.
Ce ne sont pas des convictions définitives, mais le débat est aujourd’hui ouvert. Avons-nous les moyens de notre grand rêve ? Que faisons-nous d’efficace pour le maintenir visible et le rendre viable pour le “Reste de l’Algérie” ? Car, on le sait, il est plus difficile de construire un État souverain et heureux que de faire chuter un Régime. Débattons sans décapiter. Méfions-nous des chemins trop faciles.