Par : KAMEL DAOUD
ÉCRIVAIN
Un livre (moderne) est le contraire du manuscrit ancien. Un livre est clos, se lit à l’horizontal, on l’achète pour payer un imprimeur et un auteur, il est “signé”, doté d’un index, sommaire et soumis au copyright. Un manuscrit se lit à la verticale, il est l’acte d’un copiste, il n’a pas d’auteur ni de copyright, ni de dépôt légal, il ne reconnaît pas le droit d’auteur, ni d’auteur autre que le divin ou le très ancien, et sa source est le savoir universel d’un dieu en vogue, d’une cosmogonie de l’open source. Tout est là alors sous les yeux : avec le livre, on réinventa à la fin du Moyen Âge occidental, le manuscrit, la “source”, le droit d’être payé pour ses efforts intellectuels ou de création, la fiabilité, la légitimité, le lecteur libre, le sens et l’opinion, et donc, la liberté et la fin promise de la féodalité. Le droit d’auteur avait été arraché aux Dieux et aux rois. Il signa la citoyenneté et le capital.
On pensa alors que le sujet était clos, sauf que des siècles plus tard, il y eut internet. C’est-à-dire l’écran, le web, la diffusion virale et donc l’intox, la manipulation et le retour des anciens codes de l’ancien monde. En politique, avec la flambée des conservatismes et des inquisitions, en mode lecture avec la réinvention du “copisme-collisme” et de l’apocryphe. Sachant que la façon de communiquer a toujours induit la façon de faire de la politique : livres sacrés, tablettes anciennes, dazibao ou communiqué numéro 1, post Facebook ou tweet à la Trump.
Poursuivons : techniquement, l’écran d’ordinateur est le démantèlement physique du livre en papier. D’abord de la “couverture” : un écran n’en a pas. C’est une page unique, comme le manuscrit. Il n’y pas de titre, à peine une bannière ou un lien. L’écran modifie aussi la prise en main : nous voilà revenus à le lecture verticale, celle du scroll, variante numérique du manuscrit que l’on déroule en écartant les bras. Car comme le manuscrit ancien, un écran se fait défiler, verticalement.
Mais le démantèlement va encore plus loin : il détruit le concept d’auteur. À cause du copier-coller, variante moderne du copiste ancien, l’auteur véritable devient accessoire, replonge dans l’anonymat du monastère, se désagrège face à l’armée acide des copistes numériques. Le créateur n’est plus homme, mais une abstraction secondaire, un détail en bas de page. Dieu ou un inspiré.
La “source” du texte, son dépôt légal, son copyright retombent, vidés de leur sens, dans le détail, l’inutile. Et avec cette destruction, on détruit le droit d’auteur, de l’éditeur, mais aussi leur légitimité, leurs autorités éditoriales qui fondent la modernité de nos savoirs et distinguent les cultes de l’exactitude, de celui ancien de la Vérité. Le “Savoir numérique” est un savoir du “nuage”, synonyme 2.0 du mot “divin”, impersonnel. Car le cloud, “le nuage”, est à tous, n’oublie rien, mémorise tout, nous protège par son éternité, nous inonde par sa générosité, est accessible à chacun selon le clic et la prière.
Le “savoir” numérique a, dès lors, quelque chose de commun avec l’idée du savoir universel ancien, accessible à tous, n’appartenant à personne, bien vacant et mal commun. Le livre numérique tente, tant bien que mal, sous l’effort de éditeurs, de résister à ce démantèlement, multiplie les imitations de forme et de couverture du livre ancien, il peine à s’imposer. Le côté virtuel de l’ebook, immatériel, sans papier est déjà un acte de réédition : il en devient “piratable” et retombe dans le domaine public. Ce domaine sans sommaire, sans auteur, sans index et sans matérialité que l’on peut acquérir, entreposer, collectionner, feuilleter et y humer les délicieux pourrissements des éruditions. Triomphe de la non-propriété intellectuelle, l’open source à peine distinguable du bien vacant et du butin. Citation de Jorge Luis Borges : “Ranger une bibliothèque, c'est exercer de façon silencieuse l'art de la critique.” Conclusion : l’écran numérique est l’autodafé froid des livres antiques.
Finalement, malgré le risque du cliché, repenser la plus vieille métaphore de l’humanité s’impose de soi-même : le monde était un livre. Pour deux ou trois millénaire. Il est désormais un écran. De quoi reprendre et pasticher la toujours splendide formule de Saint Augustin : le monde est un écran. Celui qui n’a pas envie de vivre peut se contenter d’une seule page.