Par : KAMEL DAOUD
ÉCRIVAIN
Comment fabriquer du sens en Algérie ? Donner du sens au fait d’y rester, vivre, prendre racines et maison. Le religieux ? Il accorde, coûteusement, du sens à la patience, à la résignation, à la défaite sublimée. L’Au-delà est ce qu’on cherche à habiter et vivre quand on n’a pas de vie et de foyer “ici”. C’est une victoire par la mort, pas par la vie. Le paradis est, toujours, le contrepoids de nos échecs et de nos déserts. Il faisait rêver les plus âgés, il fait aujourd’hui rêver même les plus jeunes, et c’est une tragédie, un déboisement du monde, une falsification du réel. Le paradis, on peut y croire et l’espérer, mais chercher à en déménager au plus vite prouve surtout l’échec à habiter le monde et à le construire. Le religieux est un choix, mais un pays est un effort. Alors, qui peut donner du sens ? La mer ? La mer qu’on escalade comme un mur tombé, la mer qui promet un autre paradis, lui aussi peuplé de nos échecs inversés, de nos espoirs transférés ? La mer, c’est un peu la mort avec l’Europe en guise de paradis. Un gilet orange, une chaloupe, un moteur doublé d’un cœur en colère, une boussole, et voilà la vie débordant de sens et de risques et d’écumes, redevenue palpitante, belle et terrible, chargée d’illusions essentielles et de déceptions utiles. La mer donne du sens, mais elle vide le pays, arrache la racine et vous projette contre un mur étranger. Vous vous éparpillez en mille graviers ou vous vous reconstituez sur les bords d’une amertume intime. La mer siphonne l’Algérie, la creuse comme un trou, l’aspire. La mer est une patrie par défaut, si brève sous le pied. Car, pourquoi avoir libéré cette terre si c’est la mer qui donne sens à la vie ? Il faut être jeune, volontaire, aveugle et ardent pour tenter de trouver le sens de la vie dans la mer. Ce n’est pas fait pour tout le monde. C’est une autre forme de fatalisme, une vie par le biais de la noyade et l’exil qui est une mer intérieure encore plus saline.
Alors, où trouver le sens de vivre en Algérie ? Certains évoquent, pour justifier le choix de “rester”, le devoir d’assister une mère malade, un père vieillissant. D’autres vous confessent la lassitude anticipée face à l’exil qui mord, l’effort à faire pour refaire le monde à partir de la mi-vie, l’âge ou l’entêtement à cause d’un palmier ou d’une fatigue. L’espoir, cette fois, est vraiment fou et s’arrache les vêtements. D’autres encore peuplent le vide par des épopées : militantismes, activismes politiques, “luttes” dopées et oppositions folklorisées, ego ou foi. On peut y croire, mais il s’agit de divinités molles, affaiblies et de croyances parfois artificielles. Ou seulement mal comprises : la cause est sublime, son effet est un calcul ou une impasse, une colère encore plus grande.
On peut aussi voler du sens aux morts et en usurper la valeur : se faire passer pour des ancêtres anciens, nouveaux, des martyrs de la décolonisation ou même d’avant, des Allah ou des oliviers piétons. Jouer au chahid vivant, vétérans, tuteurs et gardiens du pays. Une mystique froide, que la morgue, l’âge, l’uniforme et les flibusteries des survivants de la guerre ont épuisés. Ça suffira pour le discours officiel, la convention du patriotisme ou pour haïr la France, mais pas au-delà. Il suffit, en fin de jour, de regarder ses enfants, de rêver leur avenir, et déjà tout s’écroule de nos convictions trop pompeuses. “Un pays, ce n’est pas un drapeau, mais l’endroit où l’on souhaite voir vivre ses enfants.” Je me répète, à dessein.
Alors, où trouver du sens ? C’est justement ce qui manque en Algérie : la réponse sincère au “pourquoi dois-je y vivre ?” Question du sphinx affaissé des cafés et des murs. “Durant les années de la guerre, en 1990, on avait envie de rester, lutter, résister”, confirme un ami. Aujourd’hui, la mort n’est pas un barbu, mais le temps lui-même.
Aujourd’hui, l’Algérie manque de sens, est lasse, comme vidée d’un os essentiel. Le sens n’est plus incarné par une élite, fabriqué autrement que par de vieux hadiths et une grande mosquée, et illustré par une chaloupe ou un score de football et la haine du juif. C’est un pays que, souvent, on quitte sans fin. “Je quitte sous peu”, vous affirme un ami au bout de cinq minutes de silence. Une autre famille l’a déjà fait. Un vieillard prend la mer comme une épouse. Une femme avec un enfant embrasse l’inconnu. Est-ce pour le pain ? Le toit ? La sécurité ? Non. Juste le sens. C’est cette absence essentielle que ni la haine de la France ou du Maroc, ni la prière ou le foot, ni la Palestine fantasmée ou la subvention alimentaire ne peuvent remplacer. Il y a même, et c’est triste de le dire, quelque chose de “libyen” dans l’Algérie d’aujourd’hui. Un non-sens, un effondrement intime, un émiettement dangereux. Comment y parer ? La culture réelle (et pas le folklore), la liberté en urgence, celle de dessiner, aimer, toucher, embrasser, respirer ; la nécessité de trouver du sens en dehors de l’épopée d’un prophète ou de la guerre de décolonisation.
L’Algérie est un pays ennuyeux, gris, plus triste qu’un coucher de soleil dans une caserne, sans épopée, sans plaisir, enfermé dans un au-delà religieux et un en-deçà décolonial, aplati comme un tapis de prière, debout comme un acacia. C’est ce qu’on ne veut pas comprendre : le bonheur n’en est pas un but, mais presque un péché. On y quête seulement le pouvoir ou le paradis. Et avec cela, on ne retiendra jamais nos enfants. Seulement une armée d’imams et de martyrs pour lester nos hésitations.
Le pays se vide à cause du vide.