La France est-elle malade de son passé colonial ? Pour l’historienne Malika Rahal, parler aujourd’hui de la dimension criminelle de la colonisation est un point de vue difficilement audible en France. Pire, dit-elle, cela suscite des oppositions de plus en plus explicites de promotion du passé colonial.
Liberté : Le rapport de Benjamin Stora sur la mémoire a suscité, en France et en Algérie, beaucoup de réactions, voire un début de polémique. Pourquoi ? Est-ce dû, selon vous, à un déficit en débat ?
Malika Rahal : Je ne pense pas que ce soit lié à un déficit de débat. Je crois, en revanche, que nous sommes face à deux problèmes assez distincts. En France, on est plutôt dans une situation de régression sur la question coloniale : la discussion et le débat sur le passé colonial de la France est aujourd’hui plus réactionnaire qu’il y a une dizaine ou une quinzaine d’années. Les propos tenus dans les médias par des acteurs et commentateurs peuvent aujourd'hui être plus volontiers favorables à la colonisation que ce n’était le cas dans un passé encore récent, comme lorsqu’Éric Zemmour prend le parti de Bugeaud et des enfumades.
Le rapport de Benjamin Stora, n’échappant pas à ce contexte, a suscité un grand nombre d’interrogations. Certains se demandent si l’historien n’a pas été loin, voire trop loin, dans ses recommandations. Cela explique d’ailleurs en partie pourquoi les historiens ont réagi fortement en France pour montrer que la mission qui était confiée à l’historien Benjamin Stora était, en réalité, intenable : produire un rapport qui ambitionne de satisfaire l’ensemble des groupes de mémoire sur la question coloniale ne peut être réalisable, et il faut d’ailleurs se demander en quoi ce serait utile, ou à qui cela servirait-il.
À quoi est due cette “régression” ?
Il y a une dépolitisation de la question mémorielle en France, avec un discours insuffisamment gouverné par des principes politiques clairs. Sur la colonisation, il n’est moins question d’une condamnation sans appel de l’intervention militaire dans un pays étranger, la dépossession des terres, l’exploitation des habitants ou l’instauration d’un système juridique inégal qui sont à la base de la domination coloniale. Lorsque le président Macron, par exemple, définit sa position sur le passé colonial, il semble le faire moins sur la base de principes que selon le besoin de satisfaire le maximum de personnes. Résultat : nous nous trouvons face à un discours orienté en fonction des intérêts des groupes d’influence et d’intérêts immédiats.
Comment ce rapport est-il accueilli en France ?
Je ne crois pas qu’il soit possible de synthétiser une seule opinion en France sur ce rapport. Par ailleurs, le rapport ne dessine pas une ligne unique, mais propose une série de mesures possibles avec le risque que le président français choisisse parmi elles quelques mesures symboliques. Il y aura un travail de sélection qui sera déterminé par les intérêts du moment : il faut rappeler, à ce titre, le contexte pré-électoral en France. Je doute que les recommandations du rapport Stora soient, d’ailleurs, discutées en profondeur. La difficulté de la discussion est que le consensus est impossible sur la condamnation de la colonisation comme une entreprise de domination : parler aujourd’hui de la dimension criminelle de la colonisation est un point de vue difficilement audible en France.
Pire, cela suscite des oppositions de plus en plus explicites de promotion du passé colonial. Dans ce contexte, le rapport de Benjamin Stora évite de défendre une ligne trop offensive ; il ne peut avancer qu’au prix d’une certaine minimisation de la question de la mémoire, voire au prix de certains arrangements. Ainsi, le rôle de l’OAS n’apparaît guère dans ce rapport, et quant à la situation d’Oran en 1962, elle est réduite aux massacres du 5 juillet, durant lesquels des Européens ont été visés, mais gomme la particularité de la ville et les tueries de l’OAS qui font l’événement dès le mois de février 1962. Oran, ainsi réduit au 5 juillet, est devenu l’une des pierres angulaires de la mémoire des pieds-noirs et il est pratiquement inaudible en France de rediscuter de la nature de l’événement dans sa totalité.
Comment cela est-il perçu du côté algérien ?
J’ai pu lire dans les médias nombre de réactions. La première interrogation a trait au rapport de Benjamin Stora. Est-ce que cela nous regarde, en tant qu’Algériens ? Il s’agit d’une demande du président français Emmanuel Macron à un historien qui travaille en France. C’est une interrogation légitime et que je partage en tant qu’Algérienne. Tout se passe comme s’il y avait une injonction à réagir au rapport de l’historien — plus forte sans doute dans la sphère francophone algérienne qui a accès aux médias de France. Le débat est toujours utile, certes, mais il ne doit pas se poser dans les mêmes termes dans les deux pays.
Cela pose la question de la difficulté que l’on a parfois à croire aux vertus d’un débat propre à Algérie, et une difficulté à aborder les questions de l’histoire et de la mémoire de façon autonome de la façon dont le débat est posé en France, alors que les deux sociétés ont des interrogations et des approches du passé supposé commun —mais en réalité diamétralement opposé — de la colonisation très différente.
Quelle est votre lecture, en tant qu’historienne, du rapport Stora ?
C’est un objet compliqué qui émane du contexte français actuel. Du point de vue politique, il répond à la demande du président français et il est confus sur plusieurs plans, au sens où il rassemble des questions qui devraient être distinctes. Il me semble erroné de vouloir dans le même mouvement réparer la société française, pour lui permettre de trouver un consensus sur le passé colonial, et, d’un autre côté, améliorer les relations diplomatiques avec l’Algérie. Ce sont deux problèmes distincts qui ne peuvent pas être traités dans un même rapport.
Cela conduit à voir des liens dangereux entre des questions internes à la société française —par exemple la question de l’intégration des descendants de l’immigration maghrébine en France — et une question d’ordre extérieur comme les relations diplomatiques avec l’Algérie. Je crois que la démarche est biaisée d’avance. Il faut penser de façon attentive le dedans et le dehors de la société française au lieu de tout confondre. Un exemple : beaucoup d’Algériens ne sont pas aujourd’hui demandeurs d’excuses ou de reconnaissance ou, en tout cas, ne voient pas pourquoi ils auraient à les demander. Pour des personnes qui vivent en France, Algériens de France, Français d’origine algérienne ou simplement Français anticolonialistes, le point de vue est très différent et c’est normal : comment peut-on vivre dans un État coupable de si nombreux crimes coloniaux sans les reconnaître ? La 5e République est née en Algérie, dans un contexte où la torture et des enlèvements forcés étaient monnaie courante. Il faut que cela soit reconnu. À l’inverse, pour les Algériens vivant en Algérie en particulier, la question des excuses est bien différente.
On parle beaucoup de la “réconciliation des mémoires”. Est-elle possible ?
Qu’est-ce que la “réconciliation des mémoires” ? Il s’agit d’un concept vague et creux qui oblige à se demander ce qu’il cache, ou à qui il profite. Pour schématiser : est-ce le fait qu’un ancien bourreau et un ancien torturé puissent prendre un café ensemble ? Définitivement non, ça n’aurait aucun intérêt. Ce n’est d’ailleurs ni possible ni souhaitable ! Je ne suis pas convaincue de cette idée de “réconciliation des mémoires” qui tend à camoufler l’impossibilité qu’il y a encore à faire consensus, en France, autour d’un point central : coloniser est une façon d’opprimer et d’exploiter un autre peuple, deux choses qui devaient et doivent toujours être combattues. En attendant ce consensus, il est plus utile d’ouvrir les voies du dialogue entre les historiens des deux rives, qu’on leur facilite le travail et qu’on leur ouvre surtout l’accès aux archives en France, comme en Algérie.
Quelle est votre appréciation au sujet du travail et de la recherche historique en algérie ?
Je pense que nous ne sommes pas, en tant qu’historiens, assez nombreux, alors que les matériaux historiques sur lesquels nous pouvons travailler sont multiples. Il nous faudra peut-être une armée d’historiens pour pouvoir explorer toute l’histoire de notre pays. Cela, d’une part. Il y a, d’autre part, le problème de l’administration qui pose parfois, ou même très souvent, de sérieuses difficultés aux chercheurs. En termes de formation, il y a toujours mieux à faire, mais il me semble que le problème de l’attractivité de cette filière (histoire) à l’université est plus problématique. Souvent, ce sont les étudiants les moins qualifiés qui sont orientés vers cette filière, et cela joue en notre défaveur. À mon avis, l’image de cette discipline doit être réévaluée.
À cela s’ajoute la dimension centrée de l’histoire entretenue par les dirigeants. L’État impose, en quelque sorte, un récit dominant de l’histoire. C’est commun à tous les pays. L’État, dans son rôle, participe au récit national par la commémoration ou par la mise en place des procédures pour créer des programmes scolaires. Cette participation de l’État est plus prononcée en Algérie. Il y a une sorte de sacralisation de l’histoire, et c’est problématique.
Entretien réalisé par : Karim Benamar