Francis Perrin est directeur de recherche à l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris) à Paris, mais aussi expert international en énergie et chercheur associé au Policy Center for the New South (PCNS, Rabat-Maroc). Dans cet entretien, il nous livre une analyse objective sur les implications commerciales et énergétiques de la décision annoncée récemment par les pouvoirs publics de ne pas renouveler le contrat portant sur le Gazoduc Maghreb-Europe (GME), reliant l’Algérie à l’Espagne via le Maroc. Francis Perrin aborde également la question de l’envolée des prix du gaz, observés actuellement sur le marché international, ainsi que les possibilités qui pourraient s’offrir à l’Algérie pour ouvrir d’éventuelles renégociations autour de ses contrats gaziers engagés avec ses partenaires européens.
Liberté : L’Algérie a officiellement fait part de son intention de ne pas renouveler le contrat portant sur le Gazoduc Maghreb-Europe (GME) qui expire à la fin du mois en cours. Cette décision pourra-t-elle être réellement mise en œuvre dès le début du mois prochain ?
Francis Perrin : Ce n’est pas impossible juridiquement puisque le contrat de vente de gaz algérien au Maroc expire le 31 octobre 2021 et que le contrat de transit de gaz algérien via le Maroc et à destination de la péninsule ibérique expire exactement à la même date. Il en est de même pour les contrats de vente de gaz algérien à l’Espagne et au Portugal via le Gazoduc Maghreb-Europe (GME), qui était entré en fonctionnement en 1996, soit il y a 25 ans. À partir du 1er novembre 2021, il n’y a donc plus d’obligations juridiques pour la partie algérienne.
Que perdra au juste le Maroc avec l’arrêt du GME et sera-t-il le seul perdant… ?
Le Maroc perdra les volumes de gaz qu’il achète à l’Algérie et les volumes de gaz auxquels il a droit du fait du transit du gaz algérien sur son territoire. Cela représentait un peu plus d’un milliard de mètres cubes par an, il y a deux ans. Il faudra donc trouver d’autres approvisionnements pour les deux centrales thermiques qui sont actuellement alimentées en gaz algérien. Cela implique soit d’alimenter ces centrales en produits pétroliers, soit de consommer plus de charbon dans certaines centrales, soit d’importer plus d’électricité, soit un mélange de deux ou trois des options précédentes. Cela pour le court terme.
À moyen et long terme, il y aura d’autres options, dont l’importation de gaz naturel liquéfié (GNL). Si l’on reste au court terme, ce n’est pas mission impossible, mais le coût de ces nouveaux approvisionnements sera évidemment supérieur à ce qu’il est à présent en raison de la flambée des prix de l’énergie. Le Maroc ne sera certainement pas le seul perdant. L’Espagne et le Portugal, surtout l’Espagne, n’ont pas dissimulé leurs inquiétudes sur l’avenir de leurs approvisionnements même si l’Algérie leur a donné des assurances sur ce sujet. Mais de mon point de vue, le principal perdant, celui dont on ne parle pas beaucoup, c’est la coopération énergétique entre les pays du Maghreb. Cette coopération, qui, déjà, n’est malheureusement pas très importante, subit un nouveau coup d’arrêt avec l’abandon d’un projet emblématique.
L’Algérie pourra-t-elle continuer à être un fournisseur de gaz fiable pour l’Espagne, même sans le GME ?
Oui, c’est possible. Il y a un autre gazoduc, le Medgaz, qui relie l’Algérie à l’Espagne. La capacité de transport de ce gazoduc est de 8 milliards de mètres cubes par an et des travaux d’expansion sont en cours pour la porter à 10,5 milliards de mètres cubes par an. Ces travaux devraient être achevés à la fin novembre. Par ailleurs, l’Algérie dispose de quatre complexes de liquéfaction du gaz : trois à Arzew et un à Skikda, et Sonatrach serait donc en capacité de fournir des volumes supplémentaires de gaz à l’Espagne sous forme de GNL transporté par voie maritime.
Comment et à quels coûts s’effectuerait un éventuel approvisionnement additionnel de l’Espagne, dans le cas où les volumes prévus via le Medgaz s’avéreraient insuffisants avec la forte demande de gaz attendue cet hiver ?
Ces volumes seraient livrés sous forme de GNL. À quel coût ? On ne le sait pas à ce jour. En théorie, les prix pourraient être beaucoup plus élevés puisque les prix du gaz naturel sont actuellement sur une forte tendance haussière. Mais, c’est la théorie. On imagine mal l’Algérie et Sonatrach vendant des volumes de gaz à l’Espagne à des prix très élevés après l’arrêt des exportations via le GME. Ce ne serait pas une bonne façon de traiter un très bon client et partenaire de l’Algérie. En revanche, nous n’avons pas actuellement d’informations précises sur le prix de ces futures livraisons. Les négociations algéro-espagnoles porteront, bien sûr, largement sur ce point-clé.
Le resserrement de l’offre et l’envolée actuelle des prix internationaux du gaz sont-ils appelés à s’inscrire dans la durée ?
Les causes principales de la forte hausse des prix du gaz naturel sont bien connues : une demande en augmentation du fait de la reprise économique mondiale en 2021 ; une offre qui a de la peine à suivre la demande ; l’ouragan Ida qui a frappé le golfe du Mexique à la fin août ; des stocks gaziers assez faibles en Europe ; des arbitrages entre l’Europe et l’Asie en faveur de celle-ci pour des livraisons de GNL ; des vents plutôt faibles dans la période récente, ce qui a handicapé la production d’énergie éolienne en Europe et entraîné un report sur les centrales thermiques ; l’attitude de la Russie qui, bien que respectant ses engagements contractuels, pourrait livrer plus de gaz à l’Europe et qui ne le fait pas – en tout cas, pas pour l’instant ; et l’accroissement des prix du carbone sur le marché européen (50-60 euros par tonne), qui a un impact sur les énergies fossiles, dont le gaz naturel.
La plupart de ces facteurs haussiers sont conjoncturels, mais cela ne signifie pas qu’ils vont disparaître rapidement comme par enchantement. La demande va rester forte pendant encore plusieurs mois, l’offre ne peut pas s’adapter rapidement à la demande, il faut un peu de temps pour reconstituer les stocks, la négociation de nouveaux contrats d’importation de gaz russe ne peut pas être instantanée et le marché européen des émissions de CO2 est là pour durer.
L’Algérie pourrait-elle renégocier ses contrats gaziers déjà engagés avec ses partenaires européens pour réclamer un éventuel ajustement des prix en les adaptant au nouveau contexte de cherté de l’énergie ?
Les contrats d’achat et de vente de gaz contiennent des clauses d’indexation, ce qui permet à l’exportateur de profiter, dans une certaine mesure, de la hausse des prix de l’énergie - ou à l’importateur de bénéficier de prix plus bas lorsque la tendance inverse est à l’œuvre, ce qui n’est pas le cas actuellement.
Ces contrats permettent également de réviser cette question-clé des prix après quelques années. Et il est possible de vendre des cargaisons de gaz hors contrats pour profiter des prix actuels, qui sont très élevés, si on dispose des volumes nécessaires. Cela dit, il ne faut pas oublier que l’on ne peut pas gagner à tous les coups. Si un exportateur cherche à imposer des prix très élevés, il peut mécontenter ses clients et ceux-ci vont alors regarder ailleurs et, parfois, pour longtemps.
Dans le contexte actuel, on peut, certes, obtenir des prix plus élevés avec des livraisons spot ou à court terme, mais avec des contrats à long terme, on sécurise des marchés pendant un grand nombre d’années, ce que l’on ne peut évidemment pas faire avec des ventes à court terme.
Depuis longtemps, l’Algérie a fait le choix de privilégier des relations à long terme avec ses clients, notamment en Europe, pour ses exportations de gaz naturel. On ne peut pas se contenter de regretter que le pays ne puisse pas actuellement profiter de prix plus élevés en oubliant les avantages des contrats à long terme. Comme on le dit souvent, on ne peut pas avoir le beurre et l’argent du beurre.
Entretien réalisé par : AKLI REZOUALI