Par : Kamel DAOUD
Écrivain
Si la tendance n’est pas la règle, elle est souvent là, observable à l’œil nu : à l’apogée de sa singularité, au sommet de son talent, l’intellectuel algérien se fait soudainement populiste, succombe au commun simpliste et récuse sa distinction au bénéfice – qu’il croit légitime – de son effacement dans “le peuple”, sa noyade volontaire dans cette abstraction sentimentale. Versant mauvais et suicidaire du fameux slogan “Un seul héros, le peuple”, être un héros, c’est se croire le peuple en entier. Et donc ? Toute singularité, tout sujet différent, tout individu et individualité, est en soi une trahison. C’est alors qu’on peut voir un ex-grand ministre algérien, connu pour sa lucidité et sa probité, succomber au primaire de la mode antimarocaine et insulter l’avenir que son intelligence aurait pu lui faire entrevoir. Ou tel autre ex-journaliste, autrefois brillant analyste de son époque, faire commerce du sentiment anti-Français et s’en aller rejouer la guerre, le mort et le vétéran du moment en mode numérique. Et ainsi de suite.
Comme si né par ses propres mains, assumant la douloureuse distinction, se battant pour se révéler hors de l’unanimité, l’intellectuel algérien atteint le sommet, vacille, culpabilise puis, lentement, dégringole, confondant culpabilité et soumission, cupidité et avilissement, endossant la repentance face “au peuple” et se faisant le chantre de ce qu’il y a de grossier, primaire et brut dans “le peuple”, paniqué à l’idée de ne pas rejoindre à temps la Révolution, ou s’excusant d’avoir appris à écrire et lire au lieu de labourer et gémir. “Le peuple” devient alors sa hantise, son obsession mais aussi sa radicalité qui le fait du coup se retourner contre ses pairs, ses autres “moi” d’autrefois, ses amis.
Le procès pour trahison du peuple – “peuple sublimé, imaginaire et fantasmé” – est si courant chez nous, cyclique, presque redondant chaque décennie. Il sert à la purge, à l’excommunion, au procès en “harkisme” intellectuel et à se faire voir du côté du “peuple”, à se rattraper, à revivre la vie du moujik idéalisé par un long récit de décolonisation et de dépossession.
Même des écrivains n’y échappent pas : l’un va se suicider linguistiquement pour se rapprocher de la langue du “peuple”, l’autre est définitivement fixé comme talon du martyr militant pour que les prêtres décident du coefficient d’engagement de chaque littérateur en Algérie, réduisant un génie à un patron de tissu et enfermant l’art dans “l’encartement” partisan.
Fascinante chute, désir de se confondre et de se repentir. Étrange culpabilité. Comme si avoir réfléchi, avoir résisté au “commun” et avoir accouché de sa propre individualité sont un crime de renégat, une désertion. Alors, d’un coup, plus “populiste” que le “peuple”, le clerc déserteur revient en courant et se fait le pire commissaire politique du populisme, le procureur du collectif. Contre lui-même, contre ses pairs, contre ceux qui continuent à croire que penser dans la solitude est un acte d’honnêteté et signe de bonne foi. “
Le peuple” est alors une sorte de “nous” sublimé, masquant un “je” désormais en inflation. Le clerc, devenu “le peuple” et sa voix, court dans tous les sens, s’invente une révolution avec deux chats, adopte le langage des slogans et des chants populaires des stades, les rimes fantasmées des foules, se veut djoundi d’une guerre de libération imaginaire et ne peut plus penser autrement que par le jugement, le procès et l’unanimité.
Étrange, car c’est le chemin inverse de la vocation. Comme si en Algérie le processus de l’éclaireur, vieux comme l’humanité, s’inversait : au sommet de son talent, l’intellectuel croit que le mieux, c’est de courir après “le peuple” au lieu que ce soient le “peuple”, la collectivité qui le suivent, l’écoutent, finissent par admettre son geste précurseur, son avance. Comme si, par lâcheté, par culpabilité, par pente ou par effet de distorsion d’une histoire nationale “unie”, unique, cultivant l’unité et l’unification, il imposait sa règle aux esprits les plus audacieux : ils se doivent, après des décennies de courage, de finir en haut-parleurs : insulter le Maroc, crier à la libération fantasmée de la Palestine, refaire la guerre assise à la France, s’annoncer en super-Palestinien virtuel et juger leurs pairs, non conforme au “peuple” pour trahison.
Remake endogène de l’histoire nationale, effet de peur et d’ego, vieillissement mauvais, on en revient, comme en rampant, à recréer le parti unique, la pensée unique, les purges, le comité central, l’article 120 et l’hypernationalisme d’exclusion. Rien alors de plus ressemblant aux apparatchiks FLN des années 1980 que des intellectuels d’Alger ou d’exil depuis peu.
L’ennemi de la nation, du “peuple” fantasmé, est alors celui qui pense en solitaire, loin de l’effet de mode, résistant à la légitimité par l’affect, à la dernière version de l’unanimité, au temps qui court, à la peur surtout. On l’accusera de reniement pour cause de dissemblance, de trahison parce qu’inapte aux rites des castes, traître parce que refusant les guerres imaginaires et les remakes frauduleux. Et, surtout, il sera coupable de reniement alors que le plus abject des reniements, le plus désastreux pour ce pays, connaît son faste dans le camp adverse, au nom du “peuple”, tuant le peuple par le peuple, pour croire retrouver des origines, une authenticité ou une épopée utérine.
Hommages donc aux déserteurs de l’unanimité : en Algérie, ils n’ont pas la visibilité, mais ils en gardent l’honnêteté et aident cette terre à accoucher des lendemains et non des “hiers” rejoués.