Chroniques

De l’imaginaire linguistique en résilience

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Rabeh SEBAA Publié 27 Février 2022 à 12:37

De : Rabeh Sebaa
Arcatures sociologiques

“Une voix ne peut emporter la langue et les lèvres qui lui ont donné des ailes. Elle doit s’elever, seule dans l’éther.” (Jabran Khalil Jabran)


Le projet originel d’une refondation linguistique du système éducatif algérien a ouvert la voie à l’écart entre intelligence linguistique sociale et intelligence linguistique scolaire.

La Journée internationale de la langue maternelle vient d’être célébrée à travers le monde. Et l’Algérie n’a pas été en reste. Tant mieux. Il faut d’ailleurs reconnaître que depuis l’officialisation de tamazight quelques timides efforts sont prodigués en direction des langues maternelles algériennes. Mais beaucoup reste à faire. Dans son Atlas des langues en péril, l’Unesco cite treize langues algériennes en danger avancé. L’Unesco utilise la notion de langue même pour des idiomes qui ne sont parlés que par des groupes restreints. Ainsi, près de cent langues comptent moins de dix locuteurs comme le holikachu, parlé par cinq personnes en Alaska, le kalaim parlé par six Ukrainiens de l’Ouest ou le gweno utilisé par dix Tanzaniens. En Afrique subsaharienne, où environ deux mille langues sont parlées, beaucoup d’entre elles risquent de disparaître définitivement dans les prochaines années. Le même risque guette toutes ces langues algériennes minorées que sont le tamzabt ou mozabite dans la vallée du Mzab, tagargrent, parlé dans la région d’Ouargla et de N’Goussa, ainsi que Touggourt et sa région d’Oued Righ, tamajaq, appelé localement tahaggart dans le Hoggar, tasusnit, à Ben Snous, dans la wilaya de Tlemcen, à Boussemghoun et à Assla, tachenwit ou chénoui, autour de Tipasa et le littoral de Chlef, taznatit, les différentes variétés du zénète, parlées dans le Touat, le Gourara, ainsi qu’à Tidikelt, korandjé, parlé autour de l’oasis de Tabelbala au sud. Combien de ces langues maternelles portées par plusieurs personnes survivront à cette implacable minorisation ? Maternelles, natives, premières ou langues de socialisation, toutes ces désignations réfèrent au même objet, en l’occurrence la ou les langues apprises et parlées à la prime enfance. Ou encore, celles du pays de naissance. L’usage habituel du singulier pour ces langues est, indubitablement, réducteur, dans la mesure où l’on peut apprendre deux, voire trois ou plusieurs langues maternelles. C’est le cas notamment des enfants d’immigrés, apprenant la langue des parents et celle(s) du pays d’accueil, ou encore celles pratiquées dans le milieu familial où deux langues, voire trois, sont utilisées simultanément. Ainsi, des couplages linguistiques, comme algérien/français, algérien/arabe, amazigh/français ou algérien/amazigh/francais/arabe à la fois, au sein de plusieurs familles algériennes sont un mixage courant. La situation se complique quand la langue de l’apprentissage scolaire n’est aucune des langues natives de l’enfant. Ce dernier est mis en situation d’apprentissage contraint d’une nouvelle langue, comme l’arabe conventionnel pour le cas de l’école algérienne. Au détriment de toutes les langues natives, minorées. Cet apprentissage linguistique scolaire a pour finalité l’accès à des contenus de connaissance, sous forme de messages pédagogiques. Dans ce cas de figure, la ou les langues maternelles déjà acquises sont en situation de relégation, c’est-à-dire frappées d’inutilité, voire de “fautivité” pour l’accès au message pédagogique. Leur minorisation volontairement institutionnelle ou institutionnellement volontaire crée une situation de double contrainte. La contrainte d’une mise en situation de double apprentissage simultané : apprentissage de langue et apprentissage de contenus de savoir. Apprendre une langue pour pouvoir exprimer des contenus de savoir scolaire, eux-mêmes soumis à l’apprentissage. Un double processus qui contrarie le développement de l’intelligence et de la personnalité de l’enfant et, par conséquent, le développement de son langage. Ce dernier est, comme on le sait, une faculté humaine qui se distingue des langues constituées. Les recherches les plus éprouvées admettent la nature biologique du langage. Son façonnage par le procès de socialisation aboutit à la formation de sonorités alliant sons et sens, qui prennent ancrage dans l’“habitus” environnant. Les premiers balbutiements, les babillages et les gazouillements sont de l’ordre du naturel. Au même titre que d’autres mécanismes de survie ou de conservation mis en branle en fonction des contextes. En revanche, il est possible d’apprendre des langues extérieures à cet habitus linguistique environnant. Là réside la différence fondamentale entre acquisition et apprentissage linguistique. La langue première apparaît, dans ce contexte, comme un dispositif prérequis qui s’améliore au contact des locuteurs adultes durant les premières années de l’enfance. Ce contact s’effectue sous forme d’échanges et de répartition-distribution de sonorités ou de signes reproductibles grâce à l’appareillage neurobiologique qui va donner forme à la ou les langues dites natives ou maternelles, en premier lieu dans l’environnement immédiat. Cet appareillage neurobiologique perçoit et reçoit, pour le cas de l’enfant algérien, une ou plusieurs langues natives, parmi lesquelles l’algérien, le tamazight (nom générique qui regroupe le kabyle, le chaoui, le mzabi, le chenoui, le tachalhit, le targui et tout autre parler de souche berbère), l’arabe, le français et, pour certaines familles, l’anglais, l’espagnol ou l’italien. C’est dans l’une ou plusieurs de ces langues que se mettent en place les cadres d’accueil des connaissances et les mécanismes primaires de leur acquisition. Mais quand une ou plusieurs langues natives sont contrariées, comme c’est le cas dès la première année de scolarisation dans l’école algérienne, des mécanismes de défense se mettent en avant pour esquiver les difficultés. Cette défense se traduit par l’effort de mémorisation sans compréhension. C’est le fameux hifd, qui signifie apprendre sans comprendre (comme pour le Coran dans la première phase d’apprentissage avant toute interprétation et donc de compréhension). En d’autres termes, mémoriser sans discerner. Étant donné que le premier apprentissage scolaire s’effectue dans une langue extérieure, en l’occurrence la langue arabe du formel, prescrite politiquement comme surnorme et donc imposée à l’école. Le projet originel d’une refondation linguistique du système éducatif algérien, qui a d’emblée écarté l’algérien de l’usage, les variantes de la langue amazighe, ainsi que le français, dès la première année, en focalisant sur l’arabe scolaire, a ouvert la voie à l’écart et, par la suite, à la distance entre intelligence linguistique sociale et intelligence linguistique scolaire. Les déséquilibres consécutifs à l’approfondissement de cette distance se trouvent au creux, non seulement des difficultés de l’apprentissage scolaire, décomposé en séquences, mais au cœur de la crise qui habite durablement le système éducatif algérien. Ce processus de substitution de la langue-norme aux langues natives, qui se poursuit, sous des fortunes diverses, jusqu’à présent, est donc essentiellement un processus d’apprentissage linguistique institutionnel qui se double d’un apprentissage de contenus de savoir aussi bien à l’école qu’à l’université. La forme la plus générale de ce double apprentissage forcé est celle qui place toute personne, ou toute discipline scientifique ou universitaire, en situation de mise en apprentissage contraint, devant la difficulté particulière qui consiste à assimiler les énoncés, privilégiant les nécessités de la logique expressive sur les rigueurs de l’exigence cognitive. 

En d’autres termes, le souci de nommer prend le pas sur celui de comprendre. Cette situation fait des systèmes d’éducation des lieux d’apprentissage de la langue scolaire pour exprimer des contenus de connaissance qui restent à acquérir. Ce qui n’est pas sans conséquence non seulement sur le développement du langage, mais sur l’ensemble de la structuration de l’appareil cognitif. Nous retrouvons la forme du relativisme linguistique selon laquelle les modes de pensée sont dépendants de certaines des caractéristiques du système langagier. Les problèmes multiples que pose cette simultanéité de l’apprentissage, apprentissage de langue(s) et apprentissage de contenus de savoir(s), pousse à se demander dans quelles conditions il s’effectue, dans quels types d’interactions linguistiques et culturelles il s’accomplit et si réellement il s’accomplit. Les difficultés multiples que fait surgir l’enseignement dans une langue extérieure, extra-native, sur le plan pédagogique démontrent qu’il s’agit bien de problèmes liés à l’apprentissage d’une langue et non pas au processus d’acquisition qui est, lui, d’une autre nature. Le processus d’acquisition, comme nous le savons, se compose d’une série d’opérations d’ordre ou de nature psychosociale et où le contexte culturel, le cadre familial, notamment le rapport à la mère, jouent un rôle essentiel. En revanche, l’apprentissage d’une ou de plusieurs langues “extérieures” est une opération non naturelle, voire imposée. L’extériorité prescrit ou enjoint la contrainte. Cette dernière impose des règles différentes de celles des processus d’acquisition, qui apparaissent d’abord comme des oppositions ou des désaccords lexicaux, syntaxiques, sémantiques… C’est pour cela que l’apprentissage d’un savoir scolaire, dans le cadre duquel se déroule simultanément l’apprentissage de la langue extra-native, suppose et consiste en un ensemble d’opérations et d’efforts individuels, coordonnés à l’apprentissage linguistique dans une triple perspective : décryptatoire, accomodatoire et assimilatoire. 


Une mise en difficulté singulière qui consiste à comprendre dans la langue maternelle ou native ce qui est censé expliquer dans la langue de l’apprentissage. Et, de façon plus globale, à traduire ce qui est censé “réduire” au sens de Georges Canguilhem, qui considérait “le concept comme une fatalité extérieure qu’il s’agit de réduire en la réfléchissant”. Tandis que dans la situation de double apprentissage simultané et contraint, dans une langue extérieure imposée, le donné cognitif est perçu et reçu comme l’instrument construit qu’il s’agit d’intérioriser en le traduisant. Dans ces conditions, la préoccupation de l’usage, qui se réduit à l’utilisation, privilégie les nécessités de la logique expressive sur les rigueurs de l’exigence cognitive, comme précisé plus haut. Et, en définitive, dans la dynamique de cette opération d’utilisation-instrumentalisation, le souci de nommer prend le pas sur celui de comprendre. Et, en dernière analyse, la volonté de produire du son prime l’impérativité de rechercher le sens.

 

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