Par : Lahouari Addi
Professeur émérite de sociologie, Sciences-po Lyon
La démocratie américaine présente une faiblesse qui pourrait lui être fatale et une force susceptible de la protéger. La faiblesse, c’est qu’elle permet à un homme d’affaires comme Trump de devenir président. Sa force réside dans sa capacité institutionnelle à empêcher un Président en exercice de truquer les élections.”
Le 6 janvier dernier, le temple de la démocratie américaine, siège du Congrès, a été pris d’assaut par une foule violente qui comprenait de nombreux individus armés. La foule était venue pour inverser les résultats électoraux en passe d’être certifiés par les députés et sénateurs dans une réunion présidée par le vice-président, Mike Pence. Les assaillants criaient : “Nous sommes venus pendre le traître Mike Pence.” Ils étaient convaincus que leur président, Donald Trump, avait gagné les élections que les démocrates auraient détournées en faveur de leur candidat. Plantés devant leurs écrans de télévision, des millions de téléspectateurs, aux USA et dans le monde, suivaient en direct des événements qu’ils n’auraient jamais imaginé se dérouler dans un pays qui donne des leçons de démocratie au reste du monde.
C’était bien à Washington DC et non à Nairobi, ou Kiev, ou Bakou, que des énergumènes déchaînés détruisaient les bureaux des députés et sénateurs. Devenue virale, une photo montrait un émeutier débonnaire, assis dans le bureau dévasté de Nancy Pelosi, la présidente de la Chambre des représentants (speaker of the House). Dans la tourmente, les députés et sénateurs, ainsi que le vice-président, ont été évacués et mis en lieu sûr par les services de sécurité. Comment les États-Unis, dont le système institutionnel démocratique date de plus de 200 ans, en sont arrivés là ? Ces événements, uniques dans l’histoire du pays, expriment le refus d’une partie de la population blanche des conséquences politiques des évolutions démographiques qu’a connues la société durant les dernières cinquante années. Ils traduisent la révolte d’Américains nostalgiques du passé et qui refusent que les citoyens d’origines africaine et sud-américaine bénéficient d’ascensions sociales et accèdent à des fonctions gouvernementales.
Samuel Huntington, connu pour son fameux essai Le Choc des civilisations, avait publié en 2005 un essai sous le titre suggestif Qui sommes-nous ? (Who are we ? Simon and Shuster, New York). Il y traitait du déclin d’une identité américaine blanche, principalement protestante et parlant anglais. Trois ans après, l’Amérique élisait un président noir.
L’élection de Barak Obama a été un choc qui a aussi produit un contre-choc. Durant les deux termes de sa présidence, il y a eu autant, sinon plus, de meurtres de Noirs par des policiers que durant les périodes précédentes. Au lieu d’atténuer les peurs exprimées par une partie des Américains, le système institutionnel bipartisan les amplifie, dans la mesure où les deux partis n’attirent pas dans la même proportion lesdites minorités ethniques. Selon des sondages publiés dans la presse, 87% des Noirs américains votent pour le parti démocrate qui a aussi les faveurs d’une majorité de citoyens d’origine latino-américaine (avec l’exception de la Floride et du Texas).
De tendance réformiste, le parti démocrate recrute principalement dans les villes cosmopolites des côtes Est et Ouest, principalement parmi les couches moyennes, tandis que le parti concurrent est mieux soutenu dans les États du Sud et du Midwest. Si le parti démocrate s’est plus ou moins adapté aux évolutions démographiques des dernières décennies, le parti républicain résiste à diversifier sa composante humaine majoritairement blanche. Il a été pris dans une dynamique qu’il a été incapable de contrôler. Au lieu de s’ouvrir sur son aile modérée, il a été entraîné vers l’extrême droite par la frange raciste et populiste de son électorat. Après deux mandats d’un président noir, cette frange a été séduite par le discours haineux de Donald Trump, un businessman qui s’est fait un nom dans le champ politique pour avoir affirmé que Hussein Barak Obama (c’est ainsi qu’il l’appelle) n’était pas né aux États-Unis.
Pour comprendre cette dynamique, il faut rappeler que les partis américains ne ressemblent pas aux partis européens tels que définis par la science politique. Ce ne sont pas des structures organiques hiérarchisées de la section locale à la direction centrale ; ce sont plutôt des coalitions d’intérêts ou des groupements d’intérêts (l’expression est de Max Weber) dont la mission est de collecter des fonds destinés à financer les campagnes électorales. Dans un tel système, la politique est un marché où il y a une demande et une offre électorales qui s’adressent à des consommateurs-électeurs qu’il faut convaincre par des messages publicitaires.
On y vante les qualités d’un candidat comme si on vendait une voiture ou un médicament. Les idées et les valeurs défendues par les candidats sont forgées en amont par des “think tanks” financés par des entreprises ou des milliardaires qui ont ainsi une grande influence indirecte sur les élections. Mais le système accepte aussi des outsiders qui seront adoptés s’ils deviennent populaires dans les sondages. En 2015-2016, Donald Trump s’est imposé aux républicains qui ont fini par le soutenir et par le désigner comme leur candidat. Il avait lui-même financé sa propre campagne, apportant un discours que l’extrême-droite du parti voulait entendre.
Pour l’establishment républicain en 2016, le choix consistait soit à soutenir Donald Trump, soit à perdre les élections face à Hillary Clinton. Mais Trump n’est pas un homme politique qui croit à des valeurs. C’est juste un homme d’affaires qui voulait utiliser la fonction de Président pour s’enrichir personnellement. Il ne se souciait ni de l’idéologie conservatrice ni du parti à qui il a fait perdre la Chambre des représentants en 2018 et la Maison-Blanche et le Sénat en 2020. Il savait qu’il avait perdu face à Joe Biden, mais il voulait créer une crise politique qui aurait forcé les élus républicains à faire front autour de lui et qui, peut-être, dissuaderait les démocrates de lui résister.
Il a explicitement appelé le 6 janvier dernier ses supporters à marcher sur le Capitole pour arrêter la certification par laquelle Joe Biden devenait le futur Président. Son plan a, cependant, été mis en échec par la pugnacité des élus démocrates qui ont bénéficié de l’autonomie de la justice et de la liberté de la presse. Trump avait tenté de neutraliser ces deux institutions en appelant la presse “l’ennemi du peuple” et en nommant à la Cour suprême trois juges sur lesquels il comptait pour faire annuler les résultats électoraux en cas de victoire des démocrates.
Finalement, la démocratie américaine présente une faiblesse qui pourrait lui être fatale, et une force susceptible de la protéger. La faiblesse, c’est qu’elle permet à un homme d’affaires comme Trump, que le New York Times appelle l’arnaqueur (con artist) et que le Washington Post appelle le menteur (the liar), de devenir Président. Sa force réside dans sa capacité institutionnelle à empêcher un Président en exercice de truquer les élections. La leçon de l’histoire est qu’aucune démocratie, y compris en Occident, n’est à l’abri des tentatives autoritaires du pouvoir exécutif si la justice n’est pas autonome et si la presse n’est pas libre.
Dernier ouvrage : La Crise du discours religieux musulman, éd. Frantz-Fanon, 2020