Par :Dr Belmekki Salah
Psychiatre
C’est en toute logique que le psychiatre, à l’instar de tout médecin, est libre de ses prescriptions, qui sont celles qu’il estime les plus appropriées en la circonstance. Il est guidé par sa conscience, son éthique et par la déontologie, mais aussi par ses compétences et ses connaissances scientifiques.
Au mois d’août 2021, au pic de la pandémie de Covid-19 et au cœur d’un été catastrophique, a été publié l’arrêté fixant la liste des substances et médicaments ayant des propriétés psychotropes à risque avéré d’abus, de pharmacodépendance et d’usage détourné, suite somme toute logique au décret exécutif n°21-196, modifiant et complétant le décret exécutif n°19-379, fixant les modalités de contrôle administratif, technique et de sécurité des substances et médicaments ayant des propriétés psychotropes. Il y a toujours matière à réflexion dans le silence qui a accompagné ces décrets et arrêtés, exception faite d’une lettre peu commentée et anonyme adressée au Premier ministre par un collectif de psychiatres, rapportée par le quotidien Le Soir d’Algérie dans son édition du 2 septembre 2021, sur les difficultés que les praticiens vont rencontrer et devoir gérer dans l’exercice concret de leur profession. Il est pour le moins inhabituel et anormal que, à ce stade et à ce niveau, des psychiatres signent une lettre en tant que collectif et expriment un malaise né de cette législation quand le président du syndicat des pharmaciens affiche une totale satisfaction après la promulgation des textes réglementaires en question. En outre, on est légitimement en droit de soulever la question de l’écart de perception et de préoccupation entre les psychiatres consultés, ou faisant partie de la commission qui a mené le travail d’élaboration des textes, et une partie des praticiens qui a soulevé les contraintes et les difficultés inhérentes à cette réglementation.
La psychiatrie est, depuis ses fondements modernes, sceptique et même méfiante de voir interférer dans le champ de ses compétences et de sa pratique des savoirs qui n’apportent pas à la compréhension de la maladie mentale et, plus largement, de la souffrance psychique. Le psychisme humain et la souffrance dont il peut être affecté ne peuvent s’accommoder d’une volonté d’efficience, d’efficacité statistique, d’attitudes tranchées et de positions radicales, au risque de voir se développer une psychiatrie sommaire et à la portée de tous, si le socle des raisonnements n’est pas basé sur une médecine par les preuves. Les psychiatres eux-mêmes, pris dans le contexte objectif du sous-développement, n’arrivent pas à mobiliser les savoirs et les avancées scientifiques pour produire un discours capable de pédagogie sociale, institutionnelle et politique, et à faire évoluer le débat et l’opinion publique. On peut déplorer l’absence d’organisations professionnelles puissantes et de cadres organisés autonomes de débat et d’échange pour, d’abord, affiner une vision et une politique arrêtées de santé mentale, comme un référent à partir duquel s’organisent les discours et les savoirs, pratiques et institutions, même si cette question déborde le simple champ de la pratique psychiatrique et les psychiatres, et dépasse le raisonnement médical en adoptant une vision qui englobe toute la vie sociale. La psychiatrie se heurte toujours à beaucoup de préjugés sociaux et culturels, d’opinions excessives ou caricaturales.
En tout cas, elle reste très largement prisonnière d’un fonds socio-mythologique asiatico-hébraïque, du fou, du possédé et de la maladie-péché. La psychiatrie et la santé mentale sont un véritable enjeu de modernité pour la société algérienne, c’est donc par la loi que les plus grandes avancées dans ce domaine peuvent arriver. C’est par “principe d’illimitation”, c’est-à-dire que toute institution, et en fait toute situation où il y a un rapport intersubjectif, est, en droit, susceptible d’être interrogée quant aux répercussions de la loi et de la réglementation sur la santé mentale, que le débat est possible. Le psychotrope qui, il faut le rappeler, a totalement révolutionné la maladie mentale, les institutions psychiatriques et la pratique médicale se voit attribuer un statut inquiétant en basculant dans la catégorie de produits à consommation problématique au même titre que le stupéfiant, plus nocifs que l’alcool ou le tabac quant à leur impact sur la santé publique. L’approche prohibitionniste et conservatrice du psychotrope est totalement inopérante. La dernière réglementation concernant les médicaments psychotropes se basant sur la seule substantialité chimique comme des molécules, qui par leurs seules propriétés intrinsèques produiront la pharmacodépendance, est allée dans le même sens. Contraignante, elle risque, si ce n’est déjà fait, de créer chez tous les praticiens un climat de peur et d’incertitude quant à ce qui est légal ou pas, et qui les conduira à redouter la prescription de ces médicaments à cause du risque de poursuites et d’accusation de faute professionnelle. Ce cloisonnement juridique et intellectuel est en passe de créer un climat général, qui va influencer fortement et durablement l’ensemble de la société, renforçant la stigmatisation des personnes utilisant ces substances. La stigmatisation, la ségrégation et le poids des préjugés comme virtualités toujours prêtes à prendre forme et à s’exprimer constituent les fondamentaux de la relégation sociale, alors qu’on sait que le psychotrope comme arme thérapeutique a souvent une fonction de (re)socialisation depuis son apparition.
L’une des raisons de cette réglementation, du moins sur le plan des déclarations publiques, serait l’insécurité et les menaces face aux toxicomanes, voire le risque sur l’intégrité physique des pharmaciens d’officine, ainsi que l’insécurité juridique liée à la vente et à la délivrance de ces médicaments. En réalité, tous les métiers et les professions sont exposés, à des degrés variables, à des risques professionnels et des formes de pénibilité surajoutées. Un des principes qui guident la législation dans ce domaine est d’accepter un certain seuil de risques comparables à ceux d’autres risques sociétaux, au lieu de s’en tenir de façon absolue au principe de précaution, qui impacte négativement un champ de pratiques, de savoirs et de compétences.
La prescription des psychotropes répond à des situations de souffrance, qu’elles soient caractérisées par une classification nosographique ou obéissant à des situations de vie, sans réunir des critères suffisants pour entrer dans un diagnostic, d’où l’impact négatif des imprécisions sémantiques ou conceptuelles de la loi, quand on sait ce que le concept de santé mentale, en dépassant la notion de maladie mentale et son corollaire asilaire, englobe comme situations protéiformes de souffrances psychologiques qui résultent de l’interaction du sujet et de sa condition. C’est en toute logique que le psychiatre, à l’instar de tout médecin, est libre de ses prescriptions, qui sont celles qu’il estime les plus appropriées en la circonstance. Il est guidé par sa conscience, son éthique et par la déontologie, mais aussi par ses compétences et ses connaissances scientifiques. Il est aussi engagé dans une relation consentante et éclairée, balisée par les droits humains fondamentaux, la dignité humaine et le droit au secret médical.
L’évolution de la loi dans ce domaine est extrêmement sensible et ne doit en aucun cas céder à la facilité, à une classification fourre-tout, à la simplicité, à la séduction et à l’attrait d’une démarche par analogie. Les conventions internationales en matière de drogue ont, entre autre objectif, l’ambition d’inciter les législations nationales à faciliter l’accès des usagers aux médicaments en les rendant plus disponibles et mieux sécurisés.
Est-il justifié d’étendre le contrôle social et juridique jusqu’à la prescription médicale des psychotropes qui resteront pour longtemps une des armes thérapeutiques majeures, en faisant de la psychiatrie une spécialité négative de la médecine, dont l’exercice obéit désormais à d’autres normes ? Cette charge morale, sécuritaire et politique est, en tout cas, assez forte pour figer les professionnels, les institutions et le discours dans des positions dogmatiques qui vont les empêcher de s’adapter à la réalité toujours changeante des politiques de santé mentale, et en particulier celle qui a trait à la prévention et à la prise en charge médicale des addictions.
Même si les pharmaciens avaient objectivement raison de tirer la sonnette d’alarme face au risque de violence, il n’en demeure pas moins inhabituel qu’un syndicat de cette corporation libérale soit au premier plan de la proposition de la réglementation, dans un domaine aussi sensible que celui du psychotrope. Il aurait plutôt fallu un classement des produits vénéneux sur une échelle de dangerosité des produits psychoactifs, accompagné d’études de pharmaco-épidémiologie, d’enquêtes sur les habitudes de prescription des médecins (toutes spécialités confondues) et celles des généralistes en particulier, tout en gardant en vue qu’une part d’iatrogénie est presque inévitable tant la demande médicale accompagne les vicissitudes de la vie quotidienne. Mais, mieux encore, cela suppose que l’on dispose déjà de données précises de la consommation, du profil des consommateurs, des conséquences exactes des et de l’usage des produits multiples.
L’État algérien est signataire des conventions internationales sur les stupéfiants (1961 et 1972) et les psychotropes (1971) comme celles des précurseurs (1988) et se devait ainsi de traduire les conventions ratifiées dans sa législation nationale en tenant compte du contexte national, sans s’écarter des axes directeurs de celles-là.
Quant aux textes eux-mêmes, on remarquera des imprécisions et des contradictions entre, d’une part, certaines dispositions de la loi et les conventions internationales et, d’autre part, avec la législation nationale. L’ordonnance à trois souches est retrouvée dans la convention de contrôle et de lutte contre le trafic illicite des stupéfiants de 1961 et 1972 (article 30 paragraphe 02 alinéa b/ii) et ne concerne nullement les produits psychotropes des tableaux III et IV, ou les correcteurs antiparkinsoniens, ni d’ailleurs le contrôle, la traçabilité et la tenue des registres qui sont, dans la même convention (article 34 paragraphe b), opposés à la chaîne de fabrication, de transport, de stockage et de distribution, aux institutions hospitalières et non aux prescriptions médicales et aux usages scientifiques légitimes (article 30 paragraphe 01, alinéa c de la convention de 1961, articles 09 et article 15 de la convention de 1971).
Quid du secret médical que le code de déontologie transcrit clairement dans ses articles 31 à 41 ? Que consacrent clairement et sans ambiguïté, l’article 206 de la loi 85-05 du 16/02/1985, modifié par l’article 04 de la loi
90-17 du 31/07/1990 et les article 169 et 417 de la loi 18-11 du 02/07/2018 ainsi que l’article 301 du code pénal ? Les informations détaillées des citoyennes et citoyens, usagers libres et en souffrance, reportées de façon sine qua non sur les registres de prescription ( articles 20, 23 et 24 du décret n°19-379 du 31/12/2019) et soumis à des vérifications inopinées d’agents de l’administration qui peuvent, le cas échéant, être investis de la qualité de police judiciaire, est en totale contradiction avec les valeurs et l’esprit de l’exercice de la profession de médecin et qui, de surcroit, est une stratégie qui se trompe de cible.
Étendre le contrôle aux prescripteurs, en faisant du psychotrope un produit au statut juridique incertain, c’est jeter un doute sur la probité intellectuelle des soignants et instaurer un amalgame qui signifie à la société que le corps médical, et les psychiatres en particulier, font partie de la problématique de l’addiction de masse que connaît le pays. La loi, dans le cas du médicament psychotrope, doit tenir compte de la liberté de prescrire et de la responsabilité collective en levant toutes les ambiguïtés qui peuvent naître de leur usage à des fins médicales.
On ne peut pas engager raisonnablement l’avenir de la santé mentale sur cette base, en faisant de la psychiatrie une spécialité lacunaire et une sous-branche de la médecine, tant dans cette affaire l’arbitrage institutionnel lui est défavorable. Il est temps, pour les pouvoirs publics, de mener une consultation organisée avec les psychiatres et le conseil de l’Ordre des médecins pour démêler les fondements et les valeurs éthiques de l’exercice de la profession de l’impératif de légiférer pour assurer efficacement une politique de lutte et de prévention, tout en gardant à l’esprit que la réalité épidémiologique des addictions est complexe, multifactorielle, toujours changeante et relève tout autant dans cette catégorie de la compétence des institutions, professionnels et spécialistes des questions des médicaments et des risques sanitaires.
On a tendance à penser que ce qui ne se voit pas n’existe pas.La loi telle qu’elle est élaborée est simpliste et obéit à des considérations de sécurité et de contrôle, mais ne remplit que partiellement l’impératif régalien de la protection de la santé publique. En remettant en cause les valeurs humanistes et la liberté dont jouit par principes tout médecin, c’est peut-être le début d’une crise sanitaire sourde affectant une partie de la population pour des considérations déjà citées. Les usagers de la santé mentale n’ont pas de discours et sont souvent privés de droits, la loi – dans son esprit et sa lettre – ne doit pas consacrer le faire sur l’être et pousser l’être à part dans les retranchements de la souffrance indicible.
En tenant compte du fait statistique qu’environ 60% des troubles psychiques en médecine sont fonctionnels, impliquant l’ensemble des médecins, le secret médical doit rester un temple inviolable de la médecine tant il est souvent, pour les citoyennes et citoyens, le dernier refuge sociétal et le moyen d’une écoute avenante, respectueuse et professionnelle, dans une relation médecin-patient qui ne doit absolument pas s’écarter du droit fondamental à l’intime de soi et de l’être.