Par : MYASSA MESSAOUDI
ÉCRIVAINE
“Le traître, la sorcière et l’impie” aurait pu être le titre de ce texte, tant l’absence de raison, de débats sereins et de reprises littéraires et artistiques semble caractériser les débats mémoriels en Algérie. Tout est abordé, s’agissant de l’histoire, à partir de nos affects, vexations et idéologies de circonstance.
Les ego s’affrontent sur un terrain miné par le populisme et la médiocrité portés en rite sacré. Il en ressort de l’anachronisme à foison et des crispations réductrices de la dimension diverse et profonde des figures historiques qui, n’en déplaise aux partisans des oppositions binaires, en disent long sur des guerres et des personnages plus complexes qu’il n’en paraît. “Le vent a dit le nom d’un nouveau Jugurtha” (*), écrivait Rimbaud en 1869, qui évoqua, dans un poème de 75 vers, l’émir Abdelkader. Cet éloge venant d’un des plus grands poètes français ne témoigne pas uniquement de l’anticolonialisme d’une certaine catégorie de la population, mais reflète aussi un regard orientaliste encenseur sur les populations arabo-berbères de l’Algérie. Un regard, certes, nourri de quelques fantasmes, abondamment illustré par d’innombrables chefs-d’œuvre picturaux universels tels que ceux d’Eugène Delacroix ou de Théodore Chassériau. Pour ne citer que les contemporains français de l’émir Abdelkader. Un regard, témoin d’un utopisme incarné par les saint-simoniens, groupe de penseurs convaincus d’un “mariage Orient-Occident heureux dans un lit nuptial nommé la Méditerranée”. Oubliant que l’Algérie était berbère et non orientale. Une méprise qu’on paie fort depuis et qui a servi de fondement au fantasme napoléonien de royaume arabe, et ultérieurement celui de l’Oumma échafaudée sur le panarabisme puis le panislamiste.
Les trois ayant brillé pour leur brutalité et leur déni des identités originelles et diverses de l’Algérie. Tout cela, pour dire que le contexte de la conquête coloniale était loin d’être celui d’aujourd’hui. L’islamisme négateur n’existait pas encore. Et la vision de l’Orient, même appréhendé comme lieu de prédation matérielle, jouissait encore d’un regard positif, voire magnifié et dithyrambique dans l’imaginaire collectif occidental. Pour l’armée coloniale, soucieuse uniquement de perpétrer un Far West génocidaire en Algérie, l’approche était, bien entendu, différente. Revenons à Rimbaud, qui, en voulant comparer la résistance de l’émir Abdelkader à celle de Yugurtha, voulait certainement dénoncer l’Algérie qu’on voulait française, comme on la voulait romaine sous l’Antiquité. Un rapprochement impossible à établir pour nous autres Algériens lorsqu’il s’agit de deux autres grandes figures de l’histoire du pays, à savoir Koceïla et Kahina, accusés l’un comme l’autre d’avoir combattu le mauvais ennemi. Celui qui allait nous convertir à la bonne religion. Imaginez ce qu’auraient dit ceux-là si la France avait réussi à christianiser l’Algérie comme les Arabes l’avaient fait avec l’islam ! Cette gabegie dans le traitement de la mémoire vire carrément à la mystification quand il s’agit de figures féminines. Dans le pays qui évoque comme un mantra le verset n°34 de la sourate Nissa’ pour illustrer l’infériorité des femmes, ou justifier la violence à leur égard, avoir été gouvernés, voire libérés, par elles est juste inconcevable. Replacer Kahina dans son temps. L’appréhender comme une cheffe guerrière ayant combattu contre une armée d’envahisseurs étrangers armée jusqu’aux dents leur est impossible à accepter. Une armée de conquérants arabes ayant pillé des richesses, tué et déporté des milliers de femmes vers les harems (des geôles en or pour jeunes femmes kidnappées à des fins sexuelles et éloignées de force de leurs familles. Rien à voir, en l’occurrence, avec les fantasmes orientalistes de l’Occident sur le harem). D’ailleurs, ces armées arabes venues du fin fond du désert ne forçaient pas à la conversion. Celle-ci étant interdite par la religion musulmane, ils acceptaient allègrement d’être payés à la place. La fameuse jizya (tribut) atteste le caractère mercenaire de ces invasions. Eux faisaient manifestement la différence entre conquête militaire et prosélytisme religieux. Pas nous ! Dans l’Algérie actuelle, l’islam politique ayant opté pour une stratégie machiavélique faisant des femmes leurs propres censeures et gardiennes, ces dernières se mobilisent davantage pour louer les vertus d’un bout de tissu qui les restreint jusqu’à la liberté de se mouvoir et de se situer dans l’espace-temps, plutôt que de défendre leurs droits bafoués en s’appuyant sur les figures du passé. Elles sont ciblées par une double aliénation juridico-religieuse. C’est le voile ou la violence légitimée. D’où le fait qu’elles ne défendent pas avec l’énergie nécessaire l’héritage historique féminin du pays, assimilé à une forme d’apologie de l’hérésie. C’est d’autant plus frappant que cela arrive à un moment où les femmes n’ont jamais été aussi diplômées. Sans doute l’expression d’un système éducatif qui œuvre à la servilité confessionnelle.
Je reviens sur l’émir Abdelkader. Au détour d’une exposition à Paris sur les femmes peintres entre 1780 et 1830 sied le portait de l’Émir. Peint par Marie-Éléonore Godefroid qui s’était inspirée du dessin de Léon Roches, secrétaire de l’Émir de 1836 à 1840. Il n’a donc pas posé pour elle.
Un portrait saisissant de charisme. L’homme faisait indéniablement l’objet d’une admiration liée, comme annoncé précédemment, à un orientalisme en vogue à l’époque. Aussi, les prestigieux portraits qu’on lui connaît ont été exécutés, pour la plupart, lors de la période de sa détention dans le sinistre château d’Amboise. Elles sont, certes, flamboyantes, mais sorties de leur contexte, elles ne cessent de nourrir une polémique quant à la loyauté de l’Émir après sa reddition.
Ainsi, dix-sept ans de lutte, pouvant être impénétrables parfois, contre l’occupant sont mis de côté au profit d’un jugement assigné à l’homme lorsqu’il avait perdu sa liberté. Incarcéré avec sa smala dans un lieu lugubre et dépouillé de toute commodité, il passa cinq années à payer le prix fort d’un accord foulé du pied par la France coloniale. Rien ne leur a été épargné, ni le choléra, ni l’humiliation, ni tous les désagréments liés à une détention arbitraire pouvant déboucher sur un carnage. On ne peut donc reprocher à l’homme qui était fils, père, frère et mari d’avoir voulu épargner les siens.
La stratégie fut simple, une attitude placide et une stricte observance des termes de la convention ont fini par obliger la France à honorer sa part du contrat. L’Émir avait atteint ses limites de combat et avait déposé les armes. Il n’agissait plus qu’à son nom propre et avait cessé de parler au nom des Algériens.
De là, à en faire l’ancêtre des harkis, c’est aller un peu vite en besogne. Détricoter les mythes de manière objective exige un choix rhétorique responsable. Et surtout que la vérité doit se révéler loin des tiraillements idéologiques. Ceux-ci pouvant alimenter d’autres maux et divisions. Reprocher à l’Émir de n’être pas mort sur le champ de bataille, à l’instar d’autres grands révolutionnaires, atteste d’une orthodoxie révolutionnaire qui dénie aux luttes d’autres formes de résistance. Un clonage de la pensée dans l’uniformité qui se refuse à l’idée même de l’altérité. De la liberté de choix, alors même qu’il s’en réclame. D’ailleurs, en parlant de choix, ceux-ci peuvent être liés à une vie privée dont on ignore presque tout. Les figures historiques algériennes se pétrifient soudain lorsqu’elles sont examinées en tant qu’individualités. Pourtant, bien des explications pourraient se dérouler si on abordait leur intimité. L’instrumentalisation de l’histoire bat son plein depuis l’indépendance du pays. Mettre au service d’ambitions personnelles des figures du passé nécessite qu’on interdise l’accès à tous les autres aspects de leur trajectoire et surtout les en priver. On en a fait des idoles qu’on adore comme sacré.
Des réminiscences païennes entêtées ! On projette sur ses statuts nos errances et fantasmes, et surtout nos incapacités à affronter le présent. D’ailleurs, le pouvoir veille de ses immenses geôles pour mater toute vue contraire à son récit. Réactif jusqu’à la susceptibilité lorsqu’il s’agit d’interroger sous un autre angle l’histoire. La littérature et le cinéma n’ont qu’à bien se tenir. On est bien conscient qu’à travers l’Émir, choisi à son insu comme père de la nation algérienne, c’est la résistance à un projet de négation identitaire qui se manifeste. Un projet qui nous sied, effectivement, comme une “camisole”, tant ses effets minent depuis soixante ans le pays. La gangrène mémorielle s’intensifie par le déni qu’on lui oppose. Par la confiscation d’archives qui se ferment des deux côtés de la rive. Le régime entretient une historiographie qui maintient les Algériens dans l’ignorance d’une bonne partie de leur histoire. Les fige dans des récits conjoncturels sans nuances. Et se retrouve piégé dans une Histoire qui ne pourra pas tenir éternellement. Il est temps que la raison et la science reprennent leurs droits ; la médiocrité a assez nui.
En Algérie, c’est le peuple qui veille encore à l’unité nationale. Un lien inconscient continue de servir d’isolant aux tentatives de déstabilisation étrangères qui affluent. Les constructions du pouvoir sont si fragiles qu’elles ne sauraient être maintenues que par la répression. De plus, elles favorisent la colonialité et la soumission au fascisme islamiste qui exulte sous l’ignorance.
J’aurais voulu vous parler d’un autre tableau : celui peint par Césarine Davin-Mirvaut en 1814. Une scène inspirée du roman de Sophie Cottin. Il s’agit de l’idylle du frère de Saladin, Malek Al Adhel, et de Mathilde, la sœur de Richard Cœur de lion. Pour dire que les rois musulmans abdiquent aussi par amour. Sacré orientalisme ! Il s’est attardé avec tant de fantaisies dans les alcôves qu’on a envie d’y croire.