Par : Tahar KHALFOUNE
Docteur en droit public À L’Université Lyon 2
Des porosités existent bel et bien entre le salafisme et certaines formes de soufisme.Le caractère conquérant du salafisme et du wahhabisme a fini par ouvrir des brèches dans certaines confréries soufies et a favorisé un rapprochement entre les deux.”
Les attaques contre Djabelkhir en tant que penseur libre et adepte de l’islam soufi maghrébin par des islamistes ne sont pas nouvelles. L’islam soufi a très mauvaise presse auprès des islamistes. Il fut très tôt combattu par l’islam radical et littéraliste, et il continue aujourd’hui encore de susciter les foudres de l’islamisme. Le soufisme est né sous la dynastie abbasside en réaction à la fois au ritualisme cultuel austère, à l’appropriation excessive des richesses par des chefs guerriers grâce à al-ghanima (butin de guerre) lors des guerres de conquête, notamment sous la dynastie omeyyade, et à la corruption de certains califes et hommes religieux. Le soufisme vient du mot arabe tassawuf, c’est-à-dire “initiation” ou démarche spirituelle, incarné en Algérie par des soufis comme Sidi Boumediene et ses disciples.
Saint patron de la ville de Tlemcen même s’il n’y a pas vécu, Sidi Boumediene est l’un des maîtres de l’islam soufi en Algérie du XIIe siècle. Son mausolée est devenu un lieu de pèlerinage pour les Tlemcéniens et bien au-delà. Penseur et poète, Sidi Boumediene jouit d’une grande aura après des Algériens, si bien que le colonel Mohamed Boukherouba, qui a pourtant opprimé les confréries soufies, mais, curieusement, s’est donné un nom de guerre et de pouvoir emprunté à deux grands noms soufis : Sidi El-Houari et Sidi Boumediene. L’Algérie est une terre d’élection du soufisme : Sidi Ahmed Tidjani, maître éponyme de la Tidjaniya, créée à Aïn Madhi, à Laghouat, répandue de l’Algérie au Maroc, en passant par le Sénégal jusqu’en Indonésie. Sidi Abderahmane est le fondateur de la Rahmaniya en Kabylie, qui s’est propagée dans l’Est algérien jusqu’en Tunisie. Sidi Abderahmane est appelé aussi Bou Qobrine (le saint aux deux tombeaux).
La Cheykhiya des Ouled Sid Cheikh à El-Biadh, la Qadiriya de l’émir Abdelkader, fondée à Baghdad au XIe siècle et diffusée à travers le Sahara jusqu’au Mali. Al-Alawiya de Mostaganem, fondée par le cheikh Al-’Alawi en 1909… Tous ces maîtres et guides soufis sont les continuateurs de cette pensée et pratique de l’islam spirituel, née dès l’aube de l’islam grâce, notamment, à des penseurs et théologiens comme Al-Hallaj, Ibn Al-Roumi, Ibn El-Arabi… (du IXe au XIIe siècle), puis structurée en tariqas (confréries) à partir du XIe siècle. Les adeptes de ce courant, rassemblés dans des zaouïas, pratiquent des séances de récitation (dhikr), des cercles de prière, des chants (sama’a) et des danses, comme les derviches tourneurs, afin d’accéder à un état supérieur et de cheminer vers Dieu. La plupart des maîtres soufis sont d’ailleurs des poètes, à commencer par Al-Roumi, Al-Hallaj, Ibn Al-Arabi, Sidi Boumediene, Cheikh Mohand El-Hocine… Le cheikh Belkacem, fondateur au XVIIe siècle de la zaouïa des Ath Yenni à Tizi Ouzou, accueillait des artistes dans sa confrérie. Il s’était rendu à La Mecque pour accomplir son pèlerinage, accompagné d’un instrument de musique.
Le soufisme, réputé pour sa pratique tolérante de l’islam, est traditionnellement opposé aux courants littéralistes, c’est-à-dire au salafisme et au wahhabisme. Seuls le soufisme et le kharidjisme (sécessionniste ou dissident) admettent que l’islam est une spiritualité. Fort d’une grande capacité d’adaptation, l’islam soufi s’acclimate à tous les contextes, à tous les temps et espaces parce qu’il ne prétend pas régir la vie sociale des gens et n’est ni un mode de régulation sociale ni un code de régulation étatique. Il s’abstient de toute fonction normative et s’attache et se consacre entièrement à la spiritualité.
Contrairement à l’islam salafiste, littéraliste obsédé par un mode de vie et de pensée remontant aux salafs (les quatre califes Al-Rashidun, bien guidés, 632-661), l’islam soufi est un islam du for intérieur ; il n’est porté ni sur la visibilité, à l’exemple du grand maître soufi le cheikh Khaled Bentounes, très discret, de la tariqa Al-Alawiya de Mostaganem, ni sur la violence, sauf pendant la colonisation où toutes les insurrections, à l’exception de celle d’Ahmed Bey (1837-1848) dans le Constantinois, furent conduites par des chefs et guides soufis. Précisons, toutefois, que les confréries n’ont pas toutes eu une attitude de résistance face au colonialisme ; certaines ont largement collaboré avec ce dernier.
Aujourd’hui, sous les coups de boutoir de l’islamisme, qu’il soit frériste, salafiste ou wahhabite, l’islam soufi confrérique au Maghreb et un peu partout en terre d’islam marque le pas. Les ulémas que l’on qualifie à tort de “réformistes”, de Djamel Eddine Al-Afghani à Mohamed Abduh, en passant par Rachid Ridha, Sayyid Qutb jusqu’à Ben Badis, ont combattu l’islam mystique, soufi et confrérique, ainsi que l’islam spirituel. Mansour Al-Hallaj, un Persan mystique soufi du IXe et du Xe siècle, a été condamné à mort et exécuté en 922 à Baghdad. Les mausolées des saints soufis sont parfois profanés, y compris celui de Sidi Boumediene vandalisé dans les années 1990 par des salafistes, mais restauré depuis. Al-Qaïda à Tombouktou, au Mali, a saccagé en 2012 les mausolées et tombeaux des saints soufis auxquels les populations sont très attachées.
En s’attaquant à ces lieux culturels, c’est l’identité culturelle et historique du Mali qu’ils voulaient anéantir. Cet acte ignoble a été qualifié par la Cour pénale internationale (CPI) de crime contre l’humanité en condamnant le djihadiste Ahmad al Faqi al Mahdi en septembre 2015 à neuf ans de prison. Ces traces d’un passé culturel et cultuel brillant sont insupportables pour les islamistes radicaux. L’attentat terroriste du 24 novembre 2017 qui a visé la mosquée Al-Rawdah au Nord-Sinaï en Égypte, un édifice animé par des soufis, a fait 305 morts. Le commandant Massoud, opposant à l’occupation soviétique de l’Afghanistan, était un poète et un mystique soufi.
Et parce qu’il était soufi, il a été assassiné par un attentat-suicide commandité par Ben Laden le 9 septembre 2001 dans la province de Takhâr, en Afghanistan. Depuis des décennies, voire des siècles, les symboles et lieux saints de différentes confréries soufies, du Pakistan à l’Égypte, en passant par l’Algérie, le Mali…, sont la cible des islamistes et djihadistes qui pensent que l’islam est “un” et doit être prêché, vécu et appliqué de la même façon en terre d’islam et même en dar el harb (territoires non musulmans ou littéralement territoires de la guerre). Ce qui est une vue de l’esprit, puisque l’islam au singulier est tout simplement une abstraction ; il n’a existé ni aujourd’hui ni à la naissance de l’islam ; il était ab initio pluriel. Qu’il suffise de rappeler ici l’islam sunnite, kharidjite (dissident), shî’ite, l’islam asiatique imprégné de pratiques boudhiste et hindouiste, l’islam mystique, soufi et confrérique au Maghreb et en Afrique subsaharienne, l’islam ibadhite au sultanat d’Oman, au M’zab (Algérie), à Djerba (Tunisie), à Djebel Nefoussa (Libye), à Zanzibar (Tanzanie)…
L’islam dans les Balkans est fortement marqué par le soufisme des derviches, dont le maître spirituel est Hadj Bektachi, un courant religieux plus proche de l’hétérodoxie que de l’orthodoxie de l’islam. L’on est en présence d’un islam syncrétique, c’est-à-dire que la conversion à l’islam des populations slaves des Balkans aux XIVe et XVe siècles s’était accompagnée de la récupération partielle des sédiments cultuels antérieurs à l’islamisation. Les Bosniaques, population musulmane, fêtent toujours le saint Jean-Baptiste.
Lorsque l’on interroge un Bosniaque sur sa religion, il répond souvent : “Je suis musulman par la Sainte Vierge.” Mais si l’islam ne se conjugue qu’au pluriel, le soufisme l’est tout autant, et certaines pratiques liées au soufisme ne sont pas à l’abri de toute objection, comme la superstition, l’exorcisme... Nous sommes tentés de dire qu’il existe autant de soufisme que de maîtres soufis, et les soufismes ne sont pas tous favorables aux libertés, à l’exemple de la Naqshbandiyya de Turquie et d’Asie centrale, qui s’était opposée pendant longtemps aux réformes libérales de Kamel Atatürk. Aussi, la confrérie Boutchichiyya au Maroc s’est liguée avec les islamistes pour empêcher la reconnaissance de la liberté de conscience dans la Constitution marocaine de mars 2011.
Des porosités existent bel et bien entre le salafisme et certaines formes de soufisme. Le caractère conquérant du salafisme et du wahhabisme a fini par ouvrir des brèches dans certaines confréries soufies et a favorisé un rapprochement entre les deux. Sans oublier bien sûr les tentatives de récupération et d’instrumentalisation de certaines confréries par le régime algérien. Cela étant, l’islam soufi, dans ses différentes formes d’expression où l’on trouve du bon et du moins bon, bénéficie d’une grande profondeur historique et anthropologique ; il est de nature inoffensive, il n’a rien d’un islam de conquête parce qu’il est chargé de culture locale, il est enraciné dans les traditions, les croyances antérieures à l’islam et les pratiques mystiques, souvent plusieurs fois millénaire.
À l’inverse, l’islam salafiste qui voyage un peu partout dans le monde, grâce aux dizaines de milliards de pétrodollars investis par les monarchies du Golfe et au premier rang desquelles l’Arabie saoudite, est un islam léger sans bagages, sans culture et sans anthropologie, car il a réduit toute l’épaisseur culturelle et civilisationnelle de l’islam et sa profondeur spirituelle à une simple fonction normative très largement inadaptée.