Par : Mourad Yelles
Universitaire
Certain(e)s lecteurs et lectrices – nécessairement parmi les plus âgé(e)s – reconnaîtront certainement, dans le titre de cette contribution, les échos d’une célèbre émission produite et réalisée par Jean Sénac sur la Chaîne III entre les années 1967 et 1971. Nous célébrons donc cette année le cinquantenaire de la fin programmée d’une magnifique aventure littéraire et médiatique. Incontestablement l’une de celles qui ont fait honneur à la RTA d’une certaine époque. À travers ce programme, Sénac et son équipe (où l’on comptait, entre autres colloborateurs/trices, Djamal Amrani et Leïla Boutaleb) se proposaient non seulement de faire connaître à un large public les richesses de la poésie algérienne (passée et contemporaine, orale et écrite, en arabe, en tamazight et en français), mais aussi d’ouvrir le champ des découvertes poétiques sur le vaste univers d’écrivains venus des cinq continents. La seule exigence retenue par les concepteurs et animateurs de l’émission – à commencer par Sénac lui-même – était celle relative à la qualité et à la portée de l’écriture poétique. Une écriture nécessairement exigeante, tant sur le plan formel qu’idéologique. Il est vrai que nous vivions alors la glorieuse période du “Tiersmondisme” et du “Panafricanisme”. Alger était volontiers représentée comme “la Mecque des révolutionnaires” et l’Algérie tout entière était associée aux succès des luttes anticoloniales à travers le monde et aux généreux projets d’émancipation politique de tous ces “damnés de la terre” magnifiquement célébrés par Frantz Fanon.
Toute chose égale par ailleurs, c’est dans un projet littéraire d’une nature similaire, suivant une perspective comparable, que les éditions Apic se sont lancées en 2018. Il faut bien entendu saluer l’audace de Karim Chikh, le directeur des éditions Apic, mais aussi rendre hommage aux efforts acharnés de celui sans qui un tel projet n’aurait sans doute pas pu voir le jour. Nous parlons ici d’un poète, romancier et traducteur algérien, l’un des plus grands de sa génération (précisément celle qui a côtoyé et s’est nourrie de l’expérience des Sénac, Dib ou Kateb, pour ne citer que les grands noms du paysage poétique algérien). Habib Tengour – puisque c’est de lui qu’il s’agit – a donc décidé d’assumer la direction de la collection “Poèmes du monde”.
Il a su mobiliser un réseau personnel étendu, constitué, au fil des ans et des rencontres poétiques, de nombreux écrivain(e)s d’ici et d’ailleurs. Souvent de grands noms, connus à l’échelle internationale, récipiendaires de prix prestigieux (c’est par exemple le cas pour le poète états-unien Yusef Komunyakaa, lauréat du prix Pulitzer de poésie 1994), humainement, politiquement ou idéologiquement proches des grandes causes de notre siècle. Après une première vague de publications courant 2018, voilà que ce début d’été voit la collection s’enrichir avec la parution d’un second ensemble de textes (8 recueils au total). Le concept de la collection est toujours le même : un corpus de poèmes d’auteurs et d’autrices du monde entier, présentés dans la langue originelle de création et traduits en français (sauf lorsque le texte premier est déjà en français). Le tout, accompagné d’une brève présentation et d’un court questionnaire permettant à l’auteur ou au traducteur de préciser certains points de son travail. Sur le plan purement technique, il convient de féliciter comme il se doit l’équipe éditoriale pour avoir maintenu l’exigence de qualité en apportant un soin remarquable à la réalisation matérielle de chaque ouvrage : choix d’un très agréable format, d’une délicate palette de couleurs pour chaque couverture. Il en est de même pour le choix des illustrations, le grain du papier ou encore les caractères typographiques. Au final, une bien belle réalisation, obéissant sans aucun doute à des critères de niveau international – dont feraient bien de s’inspirer certains éditeurs nationaux (heureusement minoritaires), uniquement préoccupés par les performances de leur tiroir-caisse.
À leurs débuts, les “Poèmes du monde” nous avaient déjà fait voyager au Liban, au Maroc, en Tunisie, en France et aux États-Unis. Même si les deux dernières destinations figurent toujours parmi celles que nous propose cette nouvelle “fournée poétique”, d’autres écrivain(e)s élargissent encore les horizons de nos portulans littéraires en nous invitant en Suède, en Inde ou en Italie. Et, prochainement, d’autres horizons géo-culturels attendent les heureux/heureuses lecteurs et lectrices de la collection… Pour l’heure, les sept poètes et poétesses (Yusef Komunyakaa, Debasish Lahiri, Laure Cambau, Sarah Riggs, René Corona, Lasse Söderberg, Mia Lecomte) – avec le concours de leurs traducteurs/trices et préfaciers/ères (Jean Migrenne et Sascha Feinstein, Geetha Ganapathy-Doré et Cécile Oumhani, Hubert Haddad, Jérémy Victor Robert et Marie Borel, Kadhim Jihad Hassan, Jean Clarence Lambert et Jesper Svenbro, Eric Sarner, Roméo Fratti et Elio Grasso) – nous offrent, chacun/chacune à sa manière, une captivante plongée dans leur univers intérieur. Mais, ce faisant, ils et elles explorent aussi pour nous les multiples facettes de notre humaine condition. Plus fondamentalement, par-delà la diversité de leurs écritures, ce que nous révèlent ces auteurs/trices – ce qu’il nous faut absolument retenir –, c’est avant tout “(…) l’agissante et fraternelle présence dans (leur) poésie de toute la poésie du monde”, pour reprendre la très suggestive formule du poète, traducteur, critique littéraire et professeur à l’Inalco (Paris), Kadhim Jihad Hassan, dans sa préface au recueil de René Corona L’Arracheur dedans. De fait, ce sens de la fraternité, de la solidarité, de l’engagement humaniste, voire révolutionnaire, rejoint et perpétue ainsi, à cinquante ans d’intervalle, ces mêmes idéaux éthiques, politiques et fondamentalement poétiques que défendait, il y a cinquante ans, l’équipe de “Poésie sur tous les fronts” et que poursuit aujourd’hui, avec une louable détermination, celle de “Poésie du monde”.
En ces temps de grandes incertitudes et de désespérances violentes, souvenons-nous de cet appel pressant que nous adressait déjà en son temps l’auteur de Nedjma ou le poème ou le couteau : “Il faut que notre sang s’allume et que nous prenions feu.” Cette flamme poétique, c’est précisément celle que se proposent de rallumer pour nous et d’entretenir contre vents et marées les poètes/poétesses et contributeurs/trices de la collection “Poésie du monde”. Car qu’est-ce que la poésie si elle n’est pas précisément pensée, parole, rythme, musique, longuement brassés au cœur de la fournaise d’une langue et d’un imaginaire auxquels le creuset du poème confère une effervescence critique potentiellement intelligible à travers toutes les langues et les cultures du monde ?