Par : Abderrahmane Mebtoul
Professeur des universités, expert international, directeur d’études en énergie
Selon certains experts de l’Union européenne, une diminution, voire un arrêt total des livraisons de gaz russe, serait fort dommageable pour de nombreux pays européens.
Les tensions géostratégiques en Ukraine ont fait flamber le prix du pétrole qui a été coté le 26 février 2022 à 98,57 dollars pour le brent et 91,93 dollars pour le WTI et le prix du gaz naturel en Europe le TTF néerlandais, depuis le 21 février 2022, les contrats à un mois ont augmenté de près de 50%, passant de 72,6 à 108,80 euros/MWh uniquement pour la seule journée du 24 février, le cours du gaz naturel a augmenté de plus de 25% sur le marché TTF. Il faut être réaliste, étant utopique à court terme de substituer le gaz russe par d’autres partenaires pour l’Europe l’investissement hautement capitalistique étant lourd et à maturation très lente, malgré le gel du Stream2 d’une capacité de 55 milliards de mètres cubes de gaz d’un coût supérieur à 11 milliards de dollars il faudra pour les pays rentiers comme l’Algérie qui ont une économie peu diversifiée, de dresser le solde net de la balance devises entre l’augmentation des recettes des hydrocarbures et les importations en devises de biens d’équipements , de matières premières et des biens alimentaires qui augmenteront de la même proportion
1.- Les trois plus grands producteurs mondiaux qui ont une influence sur le prix du pétrole sont les États-Unis, la Russie et l’Arabie saoudite avec 10 à 11 millions de barils/jour. Pour le gaz traditionnel, les plus grandes réserves mondiales sont détenues par la Russie (45 000 milliards de mètres cubes gazeux), l’Iran (35 000) et le Qatar (plus de 15 000). La Russie possède 6,4% des réserves mondiales de pétrole et surtout 17,3% des réserves de gaz naturel ; c’est le second producteur mondial de gaz derrière les États-Unis, mais le premier pays exportateur au monde. L'économie russe est fragile parce que ses exportations sont peu diversifiées, étant fortement dépendantes des hydrocarbures (gaz et produits pétroliers) qui représentent 25 % de la richesse produite (PIB) et 57% de ses exportations.
Selon la société de conseil Enerdata, l’Union européenne est le troisième plus gros consommateur d’énergie du monde en volume, derrière la Chine et les États-Unis, la consommation énergétique primaire s’étant élevée à 1,3 milliard de tonnes d’équivalent pétrole en 2019 pour environ 447 millions d’habitants, contre 2,2 milliards aux États-Unis pour 333 millions d’habitants la même année. Plus de 70% de l’énergie disponible européenne est d’origine fossile : le pétrole (36%), le gaz (22%) et le charbon (11%) dominent ainsi les autres sources d’énergie, même si leur part dans le mix en Europe a diminué de 11 points depuis 1990. à l’inverse, les énergies renouvelables représentaient plus de 22% de la consommation finale d’énergie dans l’UE en 2020, contre 16% en 2012, avec une extrapolation de 50% à l’horizon 2030.
Selon Eurostat, les principaux fournisseurs de l'UE en 2020/2021,étaient la Norvège (20%), l'Algérie (12%, d’autres statistiques donnent 8 à 9%), les États-Unis (6%) et le Qatar (4%), le plus grand fournisseur étant la Russie avec 46 à 47% avec des disparités pour le gaz russe : l’Allemagne (66%), l’Italie (45% avec une percée de l’Algérie), la Bulgarie (75%), la Slovaquie (85%), l’Estonie (93%) la Finlande (97,6%) ou encore la Lettonie et la République tchèque (100%). D'autres pays sont moins dépendants comme les Pays-Bas (26%), la France (17% grâce au nucléaire), l’Espagne (10%, l’Algérie étant un acteur dominant) et la Slovénie (9%). Mais il existe également la dépendance de la Russie vis-à-vis de l’Europe, les exportations destinées à l'Union européenne représentaient 52% du total des exportations russes en 2014, pour diminuer à 41% en 2020 et remonter à 47% en 2021.
Les importations de la Russie provenant de l'Union européenne représentaient 43% du total des importations russes en 2013, pour tomber à 36% en 2020. Pour ce qui est de l'ensemble des exportations de l'Union européenne, celles dirigées vers la Russie sont passées de 9% en 2013 à 5,7% en 2019.
Selon certains experts de l’Union européenne, une diminution, voire un arrêt total des livraisons de gaz russe, serait fort dommageable pour de nombreux pays européens. Les alternatives existant mais coûteuses existent avec un pic inflationniste dû à l’envolée des prix des produits énergétiques, mais également de bon nombre de produits alimentaires dont la Russie et l’Ukraine sont de gros exportateurs. Aussi, malgré une intensification des échanges gaziers avec la Chine comme le fameux gazoduc Power of Siberia d’environ 2 000 km dont le coût provisoire a été estimé, pour une capacité en 2022-2023; de 38 milliards de mètres cubes par an, soit 9,5% du gaz consommé en Chine et l’importance de ses réserves de changes estimées par la Banque centrale russe le 22 octobre 2021 à 621,6 milliards de dollars, les exportations gazières vers l'Europe représentant, à elles seules, entre 15/20 % du PIB russe.
2.- La stratégie future européenne pour ne pas dépendre fortement du gaz russe, une fraction seulement il ne faut pas être utopique, sera d’accélérer la transition énergétique. Car faute d’anticipations, le risque est d’assister à l’ère des pénuries, de grandes crises à venir, qui seront liées au réchauffement climatique et à la surconsommation des énergies fossiles, le seul objectif pour le monde est d’accélérer la transition énergétique, le passage à une économie décarbonée devenant donc un véritable enjeu géopolitique où le gaz est perçu comme une énergie de transition indispensable, dans le cadre d’un mix énergétique. Pour ne pas dépendre essentiellement du gaz russe, expliquant d’ailleurs le redéploiement de la Russie en Afrique pour contrecarrer cette éventuelle stratégie, sans évoquer le Moyen-Orient qui est une évidence pour ses importantes réserves, l’Europe peut se tourner vers l’Afrique : la Libye avec des réserves de 2 000 milliards de mètres cubes de gaz et 42 milliards de barils de pétrole, en 2021, pour 6 millions d’ habitants ; le Nigeria 5 500 pour 213 millions habitants, le Mozambique 5 000 pour 32 millions d’habitants et l’Algérie 2 500 pour 44 millions d’habitants. Selon certains experts, à l’horizon 2030/2050, l'hydrogène est une piste sérieuse enrichissant le mix ou bouquet énergétique mondial, pour le transport et le stockage des énergies intermittentes et pourrait aussi permettre de produire directement de l'énergie tout en protégeant l’environnement, l’hydrogène, en brûlant, n’émet aucun polluant et ne produisant que de l’eau. Un rapport rédigé le 22 janvier 2014 par des experts pour le Parlement français à partir de tests expérimentaux montre qu’un kilo d’hydrogène libère environ trois fois plus d’énergie qu’un kg d’essence, mais pour produire autant d’énergie qu’un litre d’essence, il faut 4,6 litres d’hydrogène comprimé à 700 bars (700 fois la pression atmosphérique). Cette étude rappelle également qu’il suffit d’un kilo d’hydrogène, stocké sous pression (d’un coût d’environ 8 euros) pour effectuer une centaine de kilomètres dans un véhicule équipé d’une pile à combustible. Toujours selon ce rapport, à terme, avec le développement conjoint des véhicules à hydrogène et des piles à combustible destinées aux bâtiments et logements, on peut tout à fait imaginer le développement d’un réseau de production et de distribution transversale et décentralisée d’énergie. Dans ce schéma, organisé à partir de réseaux intelligents “en grille”, les immeubles de bureaux et les habitations produisaient ou stockaient leur chaleur et leur électricité sous forme d’hydrogène et pourraient également alimenter en partie le parc grandissant de véhicules à hydrogène.
Mais ce concept fonctionnerait également dans l’autre sens et les voitures à hydrogène, lorsqu’elles ne seraient pas en circulation, deviendraient autant de microcentrales de production d’énergie qui pourraient à leur tour contribuer à l’alimentation électrique des bâtiments et logements.
3.- Aussi, s’agit-il de cerner le concept de transition énergétique impliquant de bien répondre à quatre questions essentielles. Car, si l’humanité est passée du charbon aux hydrocarbures, ce n’est pas parce qu’il n’y avait pas de charbon dont les réserves mondiales dépassent 200 ans contre 40-50 ans pour le pétrole/gaz traditionnel, mais c’est que grâce à la révolution technologique, la rentabilité économique était meilleure. Premièrement, si l’humanité généralise le mode de consommation énergétique des pays riches, il nous faudrait les ressources de 4 ou 5 planètes.
D’où l’urgence d’une adaptation pour un nouveau modèle de consommation. Deuxièmement, la transition énergétique renvoie à d'autres sujets que techniques, posant la problématique sociétale, autant que la fiscalité énergétique influant sur le choix des allocations des ressources.
La transition énergétique suppose un consensus social, l'acceptabilité des citoyens du fait de la hausse à court terme du coût de l'énergie, mais profitable aux générations futures, supposant des mécanismes, car la question fondamentale est la suivante : cette transition énergétique, combien coûtera-t-elle ? Combien rapportera-t-elle et qui en seront les bénéficiaires ? La transition énergétique est un processus long, éminemment politique, qui devrait être traitée loin de toute polémique politique, impliquant un nouveau modèle de consommation évolutif : exemple, le téléphone portable qui concerne des milliards d'individus sur la planète suppose une recharge par l'électricité. D'autres besoins nouveaux pourront apparaître au fil des décennies, l’objectif stratégique étant d'éviter la précarité énergétique de la majorité. Troisièmement, il faut être réaliste et éviter une vision unilatérale car les fossiles classiques demeureront encore pour longtemps la principale source d’énergie.
Aussi, la transition énergétique doit être fondée sur deux principes : premièrement, sur la sobriété énergétique (efficacité énergétique), impliquant la maîtrise de la demande, la sensibilisation, mais aussi la formation pour forger de nouveaux comportements et donc un changement de culture.
C’est-à-dire qu’il faut de nouveaux réseaux, un nouveau système de financement par de nouvelles politiques publiques, agir sur la réduction des besoins énergétiques en amont en augmentant l’efficacité des équipements et de leurs usages (par exemple : nouveaux procédés pour le BTPH - transport pour des économies en énergie, (plus de 70% de la consommation d'énergie) passant par la rénovation des bâtiments existants et un nouveau mode de transport. Quatrièmement, cela renvoie au MIX énergétique qui nécessitera d’adapter le réseau électrique aux nouveaux usages, adapté aux nouvelles productions et consommations pour garantir la continuité de fourniture et au meilleur prix.
En conclusion, qu’en est-il pour l’Algérie face à cette envolée du prix du pétrole et du gaz, dont une grande fraction des exportations est liée à des contrats fixes à moyen et long terme et qu’en est-il de l’exploitation du pétrole et du gaz de schiste, des réserves estimées à 19 500 milliards de mètres cubes gazeux, un des plus grands réservoirs au monde et du gazoduc Nigeria-Europe via l’Algérie ? Pour le gazoduc Nigeria-Algérie, toujours en intention, il est d’une capacité de 33,5 milliards de mètres cubes gazeux d’un coût évalué en 2019 par l’Institut français des relations internationales à environ 19 milliards de dollars, dont l’opérationnalité dépend avant tout de l’engagement de l’Europe, principal client, et qui ne sera pas opérationnel avant 2027-2028 si les travaux commencent en 2022, pour l’instant des déclarations d’intention avec des moyens financiers limités tant du Nigeria que de l’Algérie (moins fin 2021 de 45 milliards de réserves de change pour chacun de ces pays).
Comme il s’agira, afin de ne pas commettre les erreurs stratégiques du passé d’analyser l’évolution de la transition énergétique, de la volonté des grandes firmes d’investir dans ce segment, bon nombre s’orientant vers les énergies renouvelables, où en Algérie, malgré les discours et le nombre de séminaires représentent moins de 1% de la consommation globale en 2021. Le transport est un des plus gros consommateurs, l’Europe s’orientant vers plus 50% voitures électriques ou hybrides. Tout dépendra également de l'exploitation des importants gisements en Méditerranée avec des réserves approchant les 20 000 milliards de mètres cubes, mais supposant des ententes régionales comme le démontrent les tensions entre la Turquie et la Grèce. Et enfin, tout dépendra de l’évolution du coût et du prix du gaz au niveau du marché international étant dans une conjoncture particulière de tensions géostratégiques.
Pour l’Algérie, tout dépendra de la production interne qui a décliné en volume physique, en 2021, 450 000 à 500 000 millions de barils/j d’exportation de pétrole sur une production de 950 000 barils/j contre plus de 1 million de barils/j entre 2007et 2008, et pour la même période, 60 à 65 milliards de mètres cubes gazeux entre 2007 et 2008 à 42-43 en 2021 du fait du faible investissement, ayant attiré peu d’investissements étrangers, surtout des lettres d’intention et surtout de la forte consommation intérieure qui dépassera, avec l’actuelle politique des subventions généralisées sans ciblage, les exportations actuelles entre 2025 et 2030.