Par : MYASSA MESSAOUDI
ÉCRIVAINE
“La colonisation des femmes par les hommes dans notre pays n’a contribué qu’à la déchéance et à l’arriération. En cela, elle ne diffère nullement des colonisations étrangères qui nous ont appauvries et endommagées. Mais celle-ci, plus intime et donc plus ravageuse, nous renvoie à la traîne du progrès et des évolutions. Femmes et hommes à la fois.”
Elle est grande et fine. Ses cheveux courts parent un visage aux traits latins. Elle ponctue ses phrases d’un rire franc et lumineux qui se crispe à la fin. La trentaine guère plus. Trois décennies lézardées d’une enfance de petite fille de là-bas qui a dû batailler contre frères et marées, d’un divorce avec un cousin devenu mari, et d’un prélude d’exil qui s’annonce long comme l’aube d’une bataille à mener. Elle parle avec l’assurance trompeuse de celui qui craint d’avoir les racines bruyantes. Sa mise est modeste, mais soignée. Je cesse de l’écouter pour mieux la regarder. Je cherche en elle la femme que j’ai pu être avant de devenir celle que j’ai enfantée. Rien n’a changé ou presque rien. On est toujours vulnérable et puissant à la fois lorsqu’on est étranger. Les valises qu’on porte déséquilibrent nos pas, mais l’instinct de survie doublée d’une fierté insensée ajustent nos déambulations. L’on peut nous juger d’un orgueil déplacé, mais on nous envie ce courage puéril et insolent qui ferraille avec des injustices qui se veulent destin.
C’était une démocrate engagée. Elle m’avait appelée pour me convaincre de me joindre à un collectif de contestation hirakiste. Je l’ai invitée à déjeuner pour mieux cerner son projet. Un tête-à-tête politique où elle avançait moult théories. J’aimais cette exploration large et documentée même si ses synthèses tombaient parfois à côté. Il manquait l’expérience, le corps à corps intellectuel, la largesse de vue, mais il y avait tant de bonne volonté. Tant de promesses que je n’intervenais que pour ajuster un raisonnement lorsqu’il menaçait de s’écrouler. La force était de son côté. Une énergie à dompter. “Reste par qui ? Elle-même ou les autres ?”, pensais-je. Très vite la politique devint secondaire. Je la questionnais sur sa vie, son parcours de jeune émigrée algérienne, son mode de vie. Tout semblait prometteur et évolué. Tout, jusqu’au moment où on a abordé sa vie privée. Soudain, pour justifier sa vie de couple hors mariage civil, elle me lance : “Mais on a fait la Fatha !” Et là, c’est retombé comme un soufflé. Fatha ! La lecture d’un verset consolidée du témoignage de deux compagnons, furent-ils de beuverie, et vous voilà quitte vis-à-vis du bon Dieu et de la société. Ce semblant de contrat nuptial réinvente le concept de jarya ou esclave sexuelle. Dans tous les pays musulmans, il n’ouvre aucun droit, ni garantie légale. En cas d’enfants, de litiges, d’héritage, les femmes n’ont que leurs yeux pour pleurer. La Fatha est l’antithèse de l’engagement qu’exige le mariage.
C’est une dérobade et un abus manifeste destiné à contourner les interdits hypocrites liés à la sexualité. Au seul profit des mâles, bien entendu. Ceux qui vous crient dans la rue un “Soutri Rouhek*!” péremptoire et méprisant. Ou bien un “ce n’est pas le moment !” courtois, mais pas moins indifférent au sort des femmes. Elle remarque ma mine déconfite. “C’est juste pour faire taire les mauvaises langues vous savez !”, me dit-elle pensant me rassurer. “Dans ce cas, rien ne vous empêche de vous marier civilement”, lui répondis-je. “Il n’est pas encore prêt !”, lâche-t-elle. “Et il ne le sera jamais !” Elle me raconte sa vie avec son compagnon halal. Il a un travail, des papiers de long séjour. Pas elle ! Elle enchaîne les petits boulots et les dépressions. Son envie d’être mère attend un aval qui se fait désespoir. L’engagement politique lui prend énormément de temps. Et puis, ajoute-t-elle : “Il ne dit rien, il est si compréhensif et ouvert.” Je la fixe sans parler. Je pense à toutes ces années d’investissement militant qui happent son énergie pour une récolte qui se moque de son servage. À ce “plus tard !” qu’elle a fait sien inconsciemment. Je me suis interrogée sur l’utilité des diplômes et des idéaux libertaires qu’ils ne nourrissent plus. Ils ne servent qu’à hisser les femmes au statut d’une Shahrazade, qui toutes les nuits étale sa culture juste pour éviter d’être décapitée. Dans ce conte des Mille et Une nuits, elle ne devint jamais conseillère de sultan ou ministre, malgré son génie. Telle est la morale.
Le Hirak serait-il une révolution à sexe unique ?
Je lis le papier qu’elle me tend. J’attire son attention sur le fait qu’il ne dit rien sur l’égalité femmes-hommes devant la loi. “Mais si, regarde ! Ah les féministes, vous êtes pénibles !” Les termes sont flous, des généralités qui ne contraignent qu’à la mention creuse coutumière.
Les féministes ne sont perçues que comme des importunes qu’il convient de stigmatiser ou d’écarter avec des boniments et des jolies promesses. On recherche une légitimité démocratique de façade à peu de frais. D’ailleurs, pour s’assurer une alliance docile et sans prétention, chaque groupe politique s’équipe de ses propres cautions sur talons aiguilles ou sanglée d’une étoffe qui lave plus blanc que blanc la misogynie. On en fabrique même médiatiquement. Elles pérorent une haine de soi sanctionnée de paroles dites sacrées. Ainsi, on contourne les militantes féministes informées et exigeantes en matière de droits et d’égalité. Et on piège les femmes dans une surenchère nationaliste et confessionnelle. Sois une moudjahida et tais-toi ! Ou sois obéissante et le bon Dieu te le rendra. Cette instrumentalisation, hormis le fait qu’elle affaiblit le combat des femmes pour leurs droits, elle les transforme aussi en simples pions sur l’échiquier politique de la future Algérie. Par ailleurs, le procédé visant uniquement la représentativité dessert l’édification concrète d’une république égalitaire et transforme les femmes en complices objectives d’un ordre scélérat et ségrégationniste. Revenons à mon hôte qui me demande la permission de me quitter. J’hésite à la retenir avant de la laisser partir. Je ne veux pas la juger. Elle porte sa lutte lestée de fers aux pieds. Bien sûr qu’elle n’ira pas bien loin. Viscéralement, elle distingue la démocratie, la liberté et l’égalité de sa propre condition. Il y a d’abord le pays au masculin, avec les privilèges du père, du frère et du mari. Ensuite viennent elle et ce qui reste en miettes à ramasser.
Comme lorsqu’enfant on la servait après les garçons et qu’elle devait débarrasser. Comme lorsqu’adolescente son frère usait du grand air, alors qu’elle restait enfermée. Comme lorsqu’adulte on la délestait de son corps sous prétexte de la protéger. Elle est habituée, cylindrée à passer toujours après. Peu importe la géographie, elle trimbale cette soumission. Peu importe la cause, elle s’oublie. Passer en second lieu est un schéma mental bien ancré. Cette génération qui fait vibrer le Hirak est encore sous plusieurs tutelles. Celle de l’ordre établi, du régime autoritaire, de la société patriarcale et de la religion faite mode de vie et de pensée.
Les femmes, des hommes politiques comme les autres
Les femmes politiques, quant à elles, n’ont jamais fait de l’égalité une priorité absolue. Même lorsqu’elles arrivent à occuper des postes régaliens, elles mettent leur cause de côté. Elles privilégient, en l’occurrence, leur famille politique et la loyauté envers leur propre classe sociale. Inutile de citer des noms. Elles sont connues de tout-e-s. Arrivées bien souvent aux cercles décisionnaires par le fait du prince, elles lui sont assujetties. Il est même frappant de les observer tenir les mêmes propos et postures vis-à-vis des femmes que leurs homologues masculins. Certaines excellent même dans la grossièreté et le racisme. C’est à ce prix qu’elles s’assurent une place sous l’égide d’un pouvoir qui tire sa légitimité misogyne de leurs démissions. Excepté, là encore, certaines féministes qui ont su imposer de manière claire leurs revendications en plein Hirak. Sans doute que leur indifférence à la course au pouvoir administratif les maintient stables et immuables dans leurs revendications. Cela étant, cette intégrité est à double tranchant et atteint vite ses limites.
En effet, elles se tiennent loin du “marigot” politique et développent donc peu de stratégies susceptibles de leur permettre davantage de poids lors des grands tournants politiques et des élections. Une communication peu affûtée laisse le champ libre à leurs nombreux détracteurs pour les affubler de toutes sortes d’accusations. Pourtant, elles ont lutté pour faire de leur petit carré le lieu d’inauguration de la future démocratie algérienne. Mais il faudrait plusieurs autres carrés pour arriver à bout des servitudes qui nous tiennent en otages. Des carrés qu’on ingèrerait comme des médicaments pour guérir de nos flétrissures réactionnaires.
En somme, une révolution intra-féminine s’impose pour que cesse cette complicité (in)volontaire d’asservissement. Une combinaison d’efforts convergents pourrait s’avérer fructueuse entre femmes politiques et défenseuses des droits des femmes. Le pragmatisme politique des unes combiné à la connaissance des réalités du terrain des autres donnerait une belle impulsion à la cause des femmes. Sinon, comment reprocher aux hommes de faire peu de cas de cette lutte, si le camp concerné pèche par individualisme et manque de solidarité ?
Les hommes algériens n’ont jamais rien abordé de grand et de constructif sans les femmes à travers l’histoire. Cependant, les femmes ne semblent pas en prendre légitimement conscience et bradent en conséquence leur immense contribution. La colonisation des femmes par les hommes dans notre pays n’a contribué qu’à la déchéance et à l’arriération. En cela, elle ne diffère nullement des colonisations étrangères qui nous ont appauvries et endommagées. Mais celle-ci, plus intime et donc plus ravageuse, nous renvoie à la traîne du progrès et des évolutions. Femmes et hommes à la fois.