À l'heure où le Sila, version post-Covid, a fermé ses portes, Nasro se lamente sur notre époque, lui, le bouquiniste sur les pavés d'Oran depuis 30 ans.
En une sorte de complainte nostalgique, il nous raconte une anecdote qui, pour lui, vaut tous les discours : “Il y a quelque temps de cela, j'ai pris avec moi un jeune pour qu'il apprenne ce métier de bouquiniste car c'est un métier. Au bout de plusieurs semaines où j'ai tenté de l'initier à la découverte des livres, il est parti me disant qu'il avait perdu son temps …”
Notre bouquiniste de service poursuit dépité : “Oui, parfois dans la journée, on a rien, mais les livres, c'est plus que cela, c'est la vie, l'ouverture pas seulement sur l'univers, c'est parvenir à réfléchir, à comprendre… Moi, malgré les difficultés, le temps, je ne pourrai pas arrêter et je resterai bouquinistes.”
Sur son étal de fortune connu des Oranais, Nasro expose ouvrages anciens, romans, essais, revues, livres pour jeunes, il a même des clients aussi anciens que lui, nous dit-il.
L'essentiel n'est pas forcément de vendre un livre ou autre, mais par exemple de découvrir, s'ouvrir l'esprit, d'échanger avec les gens… et de nous montrer un vieux livre usé aux pages jaunies : “Regardez, si vous faites du théâtre ou êtes simplement intéressés par cet art, comment ne pas lire avant tout ce livre sur la scénographie théâtrale ?”, en remettant, avec précaution sur une table de fortune, son vieux manuscrit.
Nasro, que nous laisserons au bout de quelques instants, se retourne vers un homme regardant son étal. Peut être que ce dernier s'est rapproché juste par curiosité, où bien attend-il de ressentir une émotion, d'avoir l'esprit touché par un livre étant passé entre plusieurs mains déjà. Ailleurs sur une autre place d'Oran, près de l'ancienne cathédrale transformée en bibliothèque municipale, les bouquinistes sont regroupés dans des kiosques et eux aussi font de la résistance.
Tous ont la cinquantaine passée et cumulent un long parcours de bouquiniste qui va tirer à sa fin dans quelques années.
Tout comme Nasro, c'est la nostalgie qui domine et les perspectives de voir la disparition des bouquinistes presque inéluctables.
L'un d'entre eux qui mêle dans son kiosque anciens et nouveaux ouvrages, couvrant tous les genres en plusieurs langues, nous dit d'emblée : “Le livre c'est fini… Regardez le nombre de librairies qui ont fermé à Oran ces 10 dernières années !... Les gens ne lisent plus, ce n'est pas qu'une question d'argent, en France aussi les livres sont chers, c'est un état d'esprit, une culture, la lecture, ça s'éduque”, explique-t-il à sa manière.
Et de raconter que lorsque des étudiants préparent leur mémoire, ils vont et viennent et font la razzia des ouvrages, mais une fois les études passées, la plupart ne regarderont plus un livre.
Même refrain pour son collègue d'à côté.
Ce dernier, en plus d'être un bouquiniste nostalgique, est aussi un mélomane nostalgique. Dans son antre où s'entassent des piles de livres et de revues qui nous semblent désordonnés, un vieux tourne-disque, des vieux 33 tours. On y trouve du Beethoven, du Mozart, mais aussi Farid El-Atrache et d'autres grands classiques ou grandes voix de l'opéra.
Pour nos compères bouquinistes, les jeunes sont trop pressés, le numérique et les réseaux sociaux ont développé des comportements qui ne s'accommodent pas avec le fait de choisir un livre, de lire page après page pour découvrir un univers sorti de l'imagination d'un écrivain.
Pourtant, des jeunes s'adonnent à la lecture, mais sur leurs écrans de smartphones, c'est peut être plus le livre papier qui va entrer en crise, que la lecture en soi. De plus, des étudiants nous diront rechercher des livres en anglais, donc sur internet, c'est plus facile, moins cher. C'est aussi révélateur, lire en anglais, c'est un peu quelque part quand on est une jeune ou un jeune Algérien, se préparer à un autre ailleurs.
D. LOUKIL