Dans cet entretien, Mouloud Ameziane, l’auteur de “Algérie-France. La guerre des mémoires. Aller plus loin que le rapport Stora”, paru chez Koukou Editions, tente de poursuivre le travail de ses prédécesseurs dans la construction des ponts d’avenir entre les peuples et les cultures et ce, en dépit d’un passé commun tourmenté. Il n’ignore pas que la tâche est loin d’être aisée surtout qu’en France, tout ce qui touche à la colonisation et à la guerre d’Algérie est largement dans le déni.
Liberté : Après plusieurs mois de tensions entre la France et l’Algérie, Roselyne Bachelot a annoncé l’ouverture des archives sur les “enquêtes judiciaires” de la guerre d’Algérie. Quelle interprétation donnez-vous à cette initiative ?
Mouloud Améziane : Le travail des historiens, indispensable pour ce qui concerne la question des mémoires de la colonisation et de la guerre d’Algérie, est directement lié à l’ouverture des archives. Voilà donc incontestablement un nouveau signe positif, côté français, en cohérence avec ce qui a été réalisé avant (comme la reconnaissance de la responsabilité de l’Etat français dans l’assassinat de Maurice Audin en 1957) et après le rapport Stora.
N’oublions pas que l’une des préconisations de Benjamin Stora dans son rapport est la reprise des travaux du groupe de travail franco-algérien sur les archives, constitué en 2013. Un groupe qui s’est réuni à six reprises, jusqu’au 31 mars 2016. Il s’agit de proposer la constitution d’un premier fond d’archives commun aux deux pays, librement accessible. Ce Comité pourrait également demander l’application stricte de la loi sur le patrimoine de 2008 en France. Concrètement, revenir dans les plus brefs délais à la pratique consistant en une déclassification des documents “secrets” déjà archivés et antérieurs à 1970 – étant entendu qu’il revient à l’administration de procéder à la déclassification des documents postérieurs à cette date avant leur versement.
Je préconise, à titre personnel, plus simplement et sans rentrer dans tous ces détails complexes, l’ouverture des archives en France et en Algérie sur la période coloniale et la guerre d’Algérie, pour les chercheurs des deux pays, et nous sommes encore loin de ce but ultime. J’insiste également ici sur ce que doit également faire l’Algérie, et qui est indispensable dans cet incontournable processus de mise à disposition des archives.
Faut-il interpréter cette nouvelle initiative comme un geste à l’égard d’Alger, après plusieurs mois de tensions entre les deux pays ?
La dimension diplomatique et même de “politique immédiate” si j’ose dire dans cette affaire me semble évidente mais elle n’est pas la seule. La rupture des relations diplomatiques entre la France et l’Algérie à la suite des déclarations récentes d’Emmanuel Macron avait besoin d’un geste d’apaisement en effet mais celui-ci a, in fine, un double sens : aller dans le sens d’une cohérence que l’on ne peut enlever aujourd’hui au Président Macron sur la question Algérie-France (une cohérence qu’il serait intéressant d’approfondir) sur un terrain dont le moins que l’on puisse dire est qu’il est “miné” dans l’Hexagone ; et en même temps donc, faire un geste significatif qui montre la volonté de réconciliation de la France avec l’Algérie dans le contexte tendu que vous décrivez, puisque dans les propos de Monsieur Macron, il y a, comme je l’ai dit dans mon livre également, des paroles sur la “nation algérienne” inacceptables pour les Algériens dans leur ensemble et pas seulement pour le régime comme cela a été dit.
Roselyne Bachelot a déclaré : “On ne construit pas un roman national sur un mensonge”. Et s’agissant de la confirmation des actes de tortures commis en Algérie par l’armée française, elle a indiqué que “c’est l’intérêt du pays que de le reconnaître.” N’est-ce pas un autre événement, majeur, qui vient s’ajouter à “la politique de réconciliation mémorielle”, initiée par Emmanuel Macron, le 13 décembre 2018 ?
J’ai l’intime conviction que les mots justes de Roselyne Bachelot expriment une pensée profonde. On avance peu à peu mais on avance... Je constate avec plaisir que dans les mots que vous citez, ce sont les mots “roman national”, “mensonge” et surtout “reconnaissance” qui sont utilisés et que j’utilise abondamment dans mon livre. J’ajouterais “déni” et “refoulé” à titre personnel mais je me réjouis de ces éléments de langage qui ne sont pas prononcés au hasard. Je note aussi le fait que Madame Bachelot affirme que cette reconnaissance est importante pour tous les Français, d’une certaine manière, avant qu’elle le soit pour les Algériens, ce que je défends dans mon livre également.
La reconnaissance des crimes coloniaux et de la guerre d’Algérie est indispensable à tous les Français, elle est dans “l’intérêt” de la France et il faut définitivement cesser, en France et en Algérie, de voir cette nécessité comme une simple réponse à une demande insistante, tout à fait légitime il va de soi par ailleurs, des Algériens. J’ajoute qu’avec un pays (la France) qui a entre 7 et 11 millions de ses citoyens liés d’une manière ou d’une autre à l’Algérie, c’est un sujet éminemment important mais qui concerne également, je le répète, les Français qui ne sont pas liés directement à l’Algérie. Bref ! Ce refoulé de la colonisation et de la guerre d’Algérie est un des maux les plus profonds dont souffre la société française, en dehors de l’effet désastreux qu’il a sur l’Algérie.
Une autre forme de “refoulé” et de “roman national” s’est construit concomitamment en Algérie, d’une manière diamétralement opposée, même si la justesse du combat anticolonial algérien reste une pierre angulaire précieuse et préservée, même s’il faut se méfier des simplifications et des mises en parallèles hâtives (car il faut bien veiller à différencier les victimes et leurs bourreaux). Il convient de dire qu’il y a un très gros travail en Algérie de rétablissement des vérités historiques qui, il ne faut pas que les Algériens en aient peur, ne sauraient remettre en cause la justesse profonde du combat des Algériens et de la construction de la nation algérienne sur un idéal de liberté, bien au contraire !
Cette politique des “petits pas” du chef de l’État français vient conforter la thèse développée dans votre ouvrage. Vous écrivez que c’est Emmanuel Macron, “qui restera dans l’histoire comme le président français qui est allé le plus loin jusqu’ici, dans un processus de reconnaissance pourtant semé d’embûches...”
Je ne défends pas spécifiquement la fameuse politique des “petits pas”. Oui le Président Macron est le premier président à être allé si loin, c’est indéniable. Je ne pense pas qu’il faille accepter toutefois définitivement une politique des “petits pas” même si l’on se réjouit à chacun de ces derniers. Il faut au contraire avancer franchement et vite. Je pense que le processus de reconnaissance va trop lentement. Que ce mot de reconnaissance est très peu utilisé, sans doute par tactique politique par le président français, mais c’est celui qui doit s’imposer avant celui de réconciliation. Ce processus de reconnaissance est même menacé dans une période électorale où les idées d’extrême droite se banalisent et vous savez qu’une des constantes de l’extrême droite française, c’est de refuser totalement de remettre en cause la colonisation et de s’arcbouter sur une nostalgie d’une Algérie française révolue et insupportable pour les Algériens.
J’exprime à titre personnel une pensée, je ne suis pas un politique à la manœuvre qui se sent obligé (à tort ou à raison) de “marcher sur des œufs”. J’essaie de le faire dans un but de recherche de la vérité. La France, comme l’Algérie ont besoin de femmes et d’hommes politiques qui peuvent prendre des risques pour des questions aussi fondamentales. Il n’en demeure pas moins que je pense que le parcours du président Macron et son âge, sa pensée également, ont été sans doute un atout sur cette question.
Je pense que les présidents français précédents étaient soit trop proches de la guerre d’Algérie (comme Mitterrand dont nous pourrions tant dire). Soit, pas insuffisamment sensibilisés comme beaucoup de Français à cette question centrale, du fait du mensonge, du déni et in fine, du refoulé qui s’est construit. Il ne faut pas oublier ce que des historiens comme Pascal Blanchard et Sandrine Lemaire appellent “la culture coloniale” et qu’ils positionnent historiquement entre 1871 et 1931 était une véritable imprégnation de la société française dans un mensonge organisé à la gloire de l’Empire colonial français. Ce sont des générations de français qui ont ignoré la réalité de la colonisation. Et cela laisse des traces.
Une reconnaissance officielle plus globale est-elle possible dans le contexte d’aujourd’hui, marqué par la montée des mouvements populistes en Europe et en France particulièrement ?
Une reconnaissance globale sur la base des connaissances historiques, déjà assez nombreuses, que nous avons, est possible. Elle est même indispensable. C’est une question de courage politique. Je ne nie pas les circonstances actuelles françaises que j’ai rappelées, ni la nécessité d’être pragmatique lorsque l’on fait de la politique. Mais la preuve que la France et l’Algérie doivent faire vite sans trop se soucier des mauvaises conséquences politiques pour les présidents au pouvoir est que le président français malgré tout ce que l’on sait, a davantage avancé jusqu’ici que tout autre président qui l’a précédé.
Ce qu’il est important d’avoir, c’est une conviction profonde sur la question.
Ce qui est indispensable également, c’est de ne pas agir en regardant les sondages, car alors la peine de mort n’aurait jamais été abolie en France en 1981 et la loi sur l’interruption volontaire de grossesse (IVG) n’aurait jamais été votée en 1975. Un président de la République, en France ou en Algérie, est un élu du peuple, mais il doit également être un éclaireur, un leader qui fait avancer ce peuple lorsque l’appel de l’histoire est là.
Entretien réalisé par : MOUSSA OUYOUGOUTE