Qu’importe le nom de la ville : Alger, Oran, Constantine, Saïda, Tizi Ouzou, Annaba, Tlemcen, Béjaïa, Biskra, Tiaret… métropole soit-elle, moyenne ou marginale, l’ombre de la ville s’est éclipsée de la ville. Effacement. La ville algérienne a perdu les valeurs de la citadinité ! A perdu sa mémoire, ses trottoirs, ses balcons, sa langue, ses odeurs et ses habitants. Les villes algériennes sont devenues folles. Dans le chaos, l’indifférence et le bricolage.
Le village a perdu son identité. Il ressemble à un bourg surpeuplé. Avec tout le respect au bourg, le vrai bourg, et aux braves gens de la dechra, la vraie dechra.
La topographie citadine est outragée.
Aucun pays du tiers-monde, les pays du monde arabe et ceux d’Afrique du Nord, ne possède un patrimoine aussi riche en villes, à l’instar de l’Algérie. Nous avions hérité de la colonisation, le jour de notre indépendance en 1962, plus de quarante superbes grandes villes et une dizaine de centaines de beaux villages, sur la côte, dans les Hauts-Plateaux et au Sahara. Un capital urbain inestimable d’une architecture remarquable. Des perles. Pour l’Algérien, tout était prêt pour faire de l’Algérie indépendante un pays moderne et concurrentiel. L’infrastructure est là.
Toutes ces superbes villes et ces beaux villages sont notre butin de guerre, certes ! Notre fierté nationale libérée, certes.
Mais, avec une mentalité moyenâgeuse, nous avons partagé ce butin de guerre comme cela se faisait au temps des foutouhat islamiques ! Nous avons occupé ces villes et ces beaux villages après 132 ans de colonisation de peuplement, qui sont notre patrimoine, certes, mais avec une autre culture. La gestion de la ville a besoin d’une philosophie urbaine, d’un État moderne. Mais dès l’indépendance nous sommes passés d’un système colonial raciste à un pouvoir politique rural. Depuis l’indépendance et jusqu’au jour d’aujourd’hui, nous avons un pouvoir et non pas un État. L’État n’est pas le pouvoir. Dès l’indépendance, portés par le populisme, les Algériens se sont comportés, d’une façon ou d’une autre, en situation de vengeance psychique contre tout ce qui a été hérité de la colonisation. Tout ce qui symbolise le colonisateur est à détruire : les villes, l’administration et la langue.
Par cet état psychique vengeur contre la colonisation, et inconsciemment, nous nous sommes trouvés dans une situation de déconstruction de nos richesses arrachées par le sang et dans le sang.
Jusqu’au début des années soixante-dix, la ville algérienne était encore un modèle pour tous les pays arabes et maghrébins, sans exception aucune. Des villes propres. Organisées. Une bonne gestion. Enfant encore, on prenait le car de Tlemcen vers Oran, on passait par des villages comme des bijoux : Henaya, Remchi, Témouchent, Hassi Ghalla, Rio Salado (El-Maleh), Boutlellis, El-Amria, Messereguine… Ces villages par leur beauté ressemblaient à des images en couleurs dans un livre scolaire ! Dix ans après, les arbres étaient arrachés, les trottoirs creusés ! Les balcons aveuglés. Les caves désertées. Les beaux marchés couverts dévastés. Les beaux cafés délaissés ! Une autre tradition s’est installée dans l’espace villageois. Comme dans les villages, une autre mentalité a pris position dans l’espace urbain des grandes villes. Un choc urbain s’est procréé. Le nouveau pouvoir politique à la tête de l’Algérie nouvellement indépendante, qui puisait dans le populisme socialiste et le nationaliste grippé pour endoctriner la population, ne s’intéressait nullement à préserver le grand patrimoine urbain. Plutôt, il était occupé par le règlement des comptes avec les frères d’hier. Afin de régner, le pouvoir était prêt à tout casser pour y demeurer. Régner même sur les ruines et sur les discours phraséologiques !
Le pouvoir politique de l’Algérie indépendante, par sa mentalité rurale et son idéologie populiste, a encouragé inconsciemment le démantèlement des villes considérées comme butin de guerre à la manière des ères des foutouhat islamiques. Le pouvoir algérien, et depuis l’indépendance, a fait savoir, d’une façon indirecte aux Algériens, que ce qu’ils ont réalisé, après une guerre de sept ans et demi, n’est pas une simple indépendance d’un pays colonisé, mais une foutouhate (une conquête). Que les Algériens n’ont pas libéré leur pays l’Algérie, mais fatahouha, ils l’ont conquis. Donc, il faut se partager tout ce qui a été récupéré : les villas, les magasins, les bâtiments, les trottoirs, les fermes, les terres, la mer, les plages et les jardins publics.
Certes, il existait une Algérie citadine autochtone, qui a pu conserver sa culture ancestrale pendant la colonisation en essayant de la conjuguer avec la culture européenne humaine. Mais avec l’indépendance tout a été chamboulé. La ville européenne a été vidée. La ville autochtone a été noyée. L’espace a été envahi. L’Algérien s’envahit !
Le sens de la ville a perdu son sens. Une désurbanisation. Une anti-urbanisation. La dechra s’est installée au cœur de la ville, culture, mentalité et comportement. Un double bouleversement urbain et culturel, pour la ville comme pour la dechra.
En ville, les citadins qui occupent cet espace ne sont plus citadins. La citadinité n’est pas une plus-value, un privilège. N’est pas un classement social notable, mais une identification civilisationnelle bien précise. La culture de la campagne, du village, de la dechra n’est pas non plus une dévalorisation ou une sous-évaluation. Tout s’est métamorphosé. On a ruralisé la cité et on a manqué d’améliorer la vie rurale tout en respectant la ruralité. Le populisme politique, la psychologie du groupe social, la pauvreté généralisée et le rêve de la richesse ont bouleversé la vie dans la ville et chamboulé les valeurs de la vie à la campagne. Le paysan n’est pas un mot péjoratif. Le fonctionnaire n’est pas une distinction. Petit à petit, la ville s’est vidée de son sens citadin. Les occupants de la ville ne sont ni citadins ni villageois. Mi-figue, mi-raisin. Une autre catégorie socioculturelle est née dans le chaos stérile. Et la décennie noire ou rouge (1990-2000), avec plus de deux cent mille morts, a aggravé la situation dans l’espace urbain. Je ne sais pas pourquoi, j’imagine l’Algérien citadin comme quelqu’un qui occupe une chambre d’hôtel ! Il est toujours prêt à rentrer chez lui, dans son village natal, le lendemain matin ! Et ce lendemain est reporté à chaque fois à un autre matin, et sa ville se dégrade de plus en plus sous ses yeux, dans l’indifférence totale !
A. Z.
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