Culture BOUALEM SANSAL, À COEUR OUVERT

"NOUS AVONS BU JUSQU’À LA LIE CE QUE LA MANIPULATION DE LA RELIGION PEUT PRODUIRE"

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Mohamed MOULOUDJ Publié 23 Mai 2021 à 00:42

© D. R.
© D. R.

Lauréat du prix Méditerranée 2021 pour son roman “Abraham ou la cinquième alliance”, le célèbre écrivain Boualem Sansal, même s’il est absent des médias nationaux, a bien voulu répondre aux questions de Liberté. Sans tabous, le célèbre romancier, dont les œuvres sont traduites dans des dizaines de langues à l’étranger, résume dans cet entretien ses écrits, ses penchants et le fil conducteur de sa littérature. Il traite avec sa sincérité légendaire la société qu'il ausculte dans ses romans, les espoirs qu'il sème, les tabous qu'il brise et apporte un regard différent sur la situation, celle d'un intellectuel jaloux de sa liberté d'expression et de pensée. Il évoque également la situation dans le pays, le mouvement populaire, la littérature, ses projets d'avenir... En somme, celui qui se considère être un “écrivain maudit” se livre sans retenue et à cœur ouvert. Avec un regard aussi sincère que constant, Boualem Sansal s'exprime sur des phénomènes de société, comme l'islamisme et la menace qu'il représente, avec la franchise qu'on lui connaît. 

Liberté : Vous êtes lauréat du prix Méditerranée 2021, pour votre roman Abraham ou la cinquième alliance, quel est votre sentiment ? 
Boualem Sansal : Vous savez, écrire un roman est une épreuve qui vous accapare des mois durant, qui exige des efforts quotidiens, des sacrifices, au détriment hélas de sa vie de famille et sociale. Quand enfin le roman est achevé, c’est le soulagement ; quand ensuite il est publié et bien reçu par le public, c’est le bonheur, et quand de plus il reçoit des prix c’est l’extase. Le prix Méditerranée est un grand prix, qui a été déjà décerné au regretté Tahar Djaout et à Kamel Daoud. Vous voyez, je suis en belle compagnie.

Vos œuvres portent un regard un peu particulier sur la société, ses misères, ses peurs, ses espoirs, son histoire, ses tabous… En témoin qui ne se lasse pas, mais qui contrarie souvent par son verbe vif et tranchant. Qu’est-ce que toutes les polémiques que suscitent vos œuvres vous font ? 
La littérature est subversive par nature, elle dérange, elle provoque des polémiques. Il faut les accepter, ça contribue au débat national sur les problèmes traités par cette littérature, ça anime la vie littéraire dans le pays, ça suscite des vocations peut-être. Certains polémistes dépassent le cadre de la critique de l’œuvre et s’attaquent à la personne de l’auteur, ils font une fixation morbide sur lui et prennent un plaisir sadique à l’abreuver d’injures, à le dévaloriser en faisant étalage de leur savoir pour convaincre les foules. La plupart des écrivains à succès ont un cinglé qui les poursuit de sa haine. Il s’en raconte de belles dans le milieu. J’ai mes cinglés moi aussi, mais n’exagérons rien, ils ne m’empêchent pas de respirer. Vous savez, les fans sont parfois pires, certains relèvent de la psychiatrie, ils vous aiment à la folie et vous harcèlent jour et nuit. La littérature n’est pas un lieu de repos.

La dénonciation du fanatisme religieux, notamment islamiste et son expansion est le fil conducteur de plusieurs de vos œuvres, et ce depuis Le serment des barbares. Pourquoi spécialement ce danger comme trame de fond ? 
J’ai écrit Le serment des barbares entre 1996 et 1998, en plein milieu de la décennie noire, l’une des plus grandes tragédies de notre temps. Nous étions pris entre deux feux, les islamistes d’un côté et de l’autre la îssaba au pouvoir. Le pays s’est brisé, des centaines de milliers de nos compatriotes ont fui à l’étranger et ne reviendront sans doute jamais, des familles ont été déchirées, nos institutions ont été instrumentalisées et retournées contre nous, la culture algérienne qui était notre fierté a été abîmée. Nous avons bu jusqu’à la lie ce que la manipulation de la religion, la falsification de l’histoire et l’illégitimité au pouvoir peuvent produire de fanatisme, de corruption et de folie. Sommes-nous vaccinés, je ne le crois pas. L’islamisme et la îssaba sont toujours là, solidement ancrés dans le pays. La îssaba est toujours minable mais l’islamisme a pris une ampleur planétaire, je l’ai personnellement rencontré partout, dans tous les pays que j’ai visités, jusque chez les Esquimaux à l’extrême nord de la Finlande où j’ai découvert un salafiste d’origine algérienne qui rêvait de construire une mosquée et de convertir tous les Esquimaux. 
L’islamisme fait partie des sept fléaux qui menacent le monde : la pollution, le réchauffement climatique, l’ultra-libéralisme, la drogue, l’ignorance, l’émigration clandestine qui ressemble de plus en plus à la traite négrière de jadis. J’ai écrit sur l’islamisme et l’émigration clandestine. Dans un essai qui sortira en octobre, je parle des autres menaces.

L’Algérie a vécu une sombre période de terrorisme, dont les séquelles sont toujours là. Cette décennie est-elle un substrat élémentaire dans votre œuvre ?
S’il n’y avait que le terrorisme, la situation ne serait pas si grave. L’Europe a connu plusieurs épisodes terroristes avec les Brigades rouges, Action directe, l’ETA, Carlos. 
Ce fut douloureux mais cela n’a en rien ébranlé les fondamentaux. Au final, ces groupes ont été anéantis et tout est rentré dans l’ordre. Le terrorisme islamiste n’est pas de cette nature, il est ancré dans l’islam, la religion d’un milliard et demi de personnes dans le monde, l’islam étant lui-même instrumentalisé par des États et toutes sortes d’organisations internationales. 
Par réaction, les autres religions se trouvent à leur tour instrumentalisées dans un sens ou un autre, pour faire barrage à l’islam ou pour s’en servir comme accélérateur de la mondialisation, qui est le véritable objectif des grandes puissances, l’Amérique, la Chine, l’Union européenne. J’ai acquis une connaissance de ces choses mais je n’en suis pas un spécialiste, j’essaie simplement d’alerter l’opinion en m’appuyant sur l’expérience algérienne et sur ce que j’ai vu dans le monde que je sillonne depuis une vingtaine d’années, et en rencontrant les meilleurs spécialistes au monde de ces questions.

La société s’est métamorphosée depuis les années 90. L’islamisme gagne de plus en plus de terrain. Quelle analyse faites-vous de cet état de fait ? 
Quand j’ai publié Le serment des barbares en 1999, on disait de moi en Europe que j’étais pessimiste, que j’exagérais, que j’étais traumatisé par la décennie noire, certains hauts responsables m’ont même conseillé de soutenir Bouteflika, l’homme du miracle. Les gens avaient pris la fin de la guerre civile pour une vraie victoire, globale, politique, culturelle, ils parlaient de printemps arabes et de lendemains qui chantent. Le monde entier rêvait, on ne voulait pas voir que l’islamisme était installé pour longtemps et que rien ne pourra arrêter son expansion. Ils ont déchanté depuis. Et moi, je ne suis plus le pessimiste qui exagère mais l’homme lucide qu’il faut écouter. Et ainsi je suis invité partout, dans les plus grandes institutions, en Europe, en Amérique, en Argentine, au Japon, et même en Chine pour donner mon avis sur ces questions.  2084, la fin du monde, qui raconte la domination du monde par l’islamisme, a été traduit dans trente langues et a connu et connaît encore un immense succès. En Chine, qui a toujours une longueur d’avance sur les autres, il a été un énorme best-seller. La Chine n’est pas vraiment menacée par l’islamisme mais elle a vu qu’il menaçait ses clients dans le monde, clients sans lesquels elle sombrerait dans une crise économique et politique fatale. Mon essai Gouverner au nom d’Allah. Islamisation et soif de pouvoir dans le monde arabe était une commande du gouvernement allemand, qui voulait sensibiliser ses diplomates et ses hauts fonctionnaires au phénomène islamiste. Le succès fut tel qu’il a décidé de publier mon rapport sous une forme simplifiée pour sensibiliser le public allemand à la menace islamiste. Dans mon pays, en Algérie, je passe pour un rigolo. On ne m’a jamais invité pour donner mon avis sur ces questions. Quand je disais que l’Algérie était prise dans le piège de l’islamisme et de la îssaba et qu’elle n’en sortirait pas avant longtemps, on m’a traité de défaitiste, d’agent de l’étranger qui vient démoraliser le peuple. Le cancer de l’islamisme connaîtra une accélération fatale lorsque le peu d’économie qui nous reste aura fondu et que la îssaba volera les meubles et ira se la couler douce en France, en Amérique ou en Suisse. 

Vos œuvres arrivent à point nommé pour décrire la barbarie du terrorisme islamiste. Toutefois, vous vous êtes souvent soulevé pour dénoncer sa gestion par les démocraties occidentales, pourquoi ?  
Oui, elles ont une lourde responsabilité dans le désordre mondial. 
Durant les colonisations, elles ne voyaient nos pays que comme une réserve de main-d’œuvre et de matières premières. 
Après les indépendances, elles ont reconduit le schéma en sous-traitant à des nervis locaux la gestion de la réserve moyennant quelques royalties. Seulement voilà, dans la réserve il y a aussi des gens, des mémoires et des religions. Avec l’islamisme elles découvrent qu’avoir pour ennemi une religion est le pire qui puisse arriver. Si on peut mater un peuple et le voler impunément, on ne peut rien contre les religions, elles sont invincibles et plus patientes qu’un mort. L’Occident est terrifié ; il sait à présent qu’il ne peut pas vaincre l’islamisme. 
Nouvelle illusion, il croit qu’il peut composer avec lui. L’islamisme va avaler comme le boa avale ses proies, millimètre par millimètre.

Ce n’est pas la première fois que vos écrits sont récompensés par de nombreux et prestigieux prix littéraires. Plus d’une dizaine depuis votre premier roman. Toutefois, vous êtes presque inconnu en Algérie... 
J’ai fait le choix de la discrétion, car je sais que nul n’est prophète en son pays et que pour vivre heureux il faut vivre caché. J’ai également fait le choix de rester en Algérie parce qu’en Europe un écrivain en vue doit être une bête de scène, disponible matin et soir pour tout et n’importe quoi. Mais il faut aussi assurer la promotion de ses livres et cela, dans tous les pays où ils sont traduits ; c’est épuisant, mais nécessaire. Les auteurs et les éditeurs ne vivent pas d’amour et d’eau fraîche seulement, ils doivent vendre leurs livres. J’ai trouvé un équilibre : retrait et discrétion en Algérie, des apparitions fugitives dans les médias européens et beaucoup de voyages studieux pour apprendre, me documenter, rencontrer des spécialistes, etc. 

Pour quelle raison êtes-vous à ce point censuré ?
La censure en Algérie est notre vraie religion. Nous sommes tous des censeurs, l’État, la société, la mosquée, la famille, les amis et soi-même par le jeu de l’autocensure. C’est atavique, on aime bien égorger le mouton et lapider le contrevenant et la contrevenante. Rien de nouveau sous le soleil d’Algérie. Nietzsche disait que “le pire ennemi de la vérité n’est pas le mensonge, mais la conviction”. Que dirait-il s’il voyait notre Algérie où en matière de convictions nous ne craignons personne au monde ? Voilà la réponse, on ne peut pas discuter avec une conviction, le débat n’est possible que si le doute est roi. 

C’est pour ces raisons que vous vous décrivez comme un “écrivain maudit” ?
Les mots que mes détracteurs utilisent contre moi relèvent en effet du chapitre de la malédiction. Normalement, quand on n’est pas d’accord avec quelqu’un, on lui oppose des arguments, on lui explique qu’il se trompe ou, tout simplement, on lui tourne le dos et on s’en va. 
Dans les premières dynasties de l’Égypte pharaonique on écrivait des livres, appelés livres d’exécration, dans lesquels on fustigeait en termes très durs l’ennemi du moment de l’Égypte, les Assyriens, les Hittites, les Babyloniens, les Hébreux. Une fois l’an, ces exécrations étaient scandées dans des cérémonies publiques pour galvaniser les foules. 
C’était un peu le quart d’heure de la haine hebdomadaire dans 1984 de Georges Orwell. C’est ce que font mes détracteurs patentés ; ils publient régulièrement de très longs articles d’exécration contre moi. Et comme ils ont une grande audience dans le village, tous les apprentis détracteurs reprennent leurs exécrations et y ajoutent du leur. Ça fait vite boule de neige. C’est amusant de voir comment ça fonctionne, comment un détracteur patenté fabrique des détracteurs qui, à leur tour, fabriquent des détracteurs, et les voilà tous, comme les lyncheurs masqués du Klu Klux Klan, à danser autour du bûcher de l’auteur maudit. C’est comme ça qu’on fabrique des écrivains maudits. Les Sartriens avaient fait de la sorte avec Camus. 
Sartre l’avait incendié et les seconds couteaux ont fait le reste. Mais justice a été rendue ; aujourd’hui les sartriens ont disparu des mémoires, alors que Camus jouit d’une reconnaissance universelle. Pour parler encore de la Chine, j’ai découvert qu’il était adoré dans ce pays. Ils ont lu quelque part que j’habitais à Belcourt et que ma mère connaissait la famille Camus, notre voisine ; ils m’ont kidnappé et soumis à la question ; ils voulaient tous les détails, et pour les détails les Chinois sont forts. J’ai raconté l’histoire cent fois au cours de ma tournée.

Le pays vit au rythme d’un mouvement de protestation depuis plus de deux ans. Quel regard portez-vous sur ce mouvement ? 
Un regard admiratif et une grande inquiétude. Avec le Hirak, les Algériens se sont libérés de la peur et se sont symboliquement approprié leur pays ; ils ont même réussi à nommer les membres de la îissaba et tous leurs kapos. Camus disait que “mal nommer les choses ajoute au malheur du monde”. On peut le paraphraser et dire que bien les nommer ouvre un chemin vers le bonheur. 
Le Hirak est aujourd’hui admiré dans le monde entier. Mais je suis aussi très inquiet, le peuple n’a pas réalisé son but, l’indépendance loin s’en faut et le voilà désemparé au milieu du gué, ne pouvant ni avancer ni reculer, sachant qu’il sera mitraillé s’il avance et qu’il sera écrasé s’il recule. En le menant à ce point, le pouvoir a marqué un grand point, voilà pourquoi il passe aujourd’hui à la répression systématique. Il voit que le Hirak est arrivé au bout de course, il est au taquet. J’espère que nous n’allons pas vivre une nouvelle décennie noire. 

Un dernier mot sur la littérature algérienne d’expression française...  
Elle se porte bien. Elle est lue, traduite, appréciée et étudiée dans le monde entier. L’Algérie officielle ne l’aime pas et voudrait la voir disparaître. Le peuple qui lutte pour sa liberté devrait s’y intéresser, il y trouvera des réponses à beaucoup de ses questions. 
On craignait qu’avec l’arabisation la littérature algérienne d’expression française ne disparaisse, mais pas du tout, la relève est là, on voit ici et là émerger de vrais talents. Les éditeurs algériens s’y intéressent de plus en plus, et c’est formidable.
 

Entretien réalisé par : MOHAMED MOULOUDJ

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