Au moment où le débat sur les relations algéro-françaises fait rage, la place des binationaux suscite la polémique. Certains d’entre eux interrogent l’histoire pour interpréter le présent. C’est ce qu’a fait Nadia Henni-Moulaï, née en France de parents algériens, qui a publié un récit poignant sur cette déchirure que vivent des millions d’Algéro-Français.
Dans Un Rêve, deux rives, qui n’est pas encore disponible en Algérie, Nadia Henni-Moulaï met en scène un personnage atypique pour décrire cette déchirure, cette double vie : son père, Ahmed, émigré algérien, qui a vécu l’essentiel de sa vie en France mais qui est resté attaché à son pays d’origine, de naissance, l’Algérie. Mais contrairement aux milliers d’Algériens partis travailler en France, Ahmed avait quitté son pays pour une autre quête : la liberté. Né en 1925 “dans l’Algérie coloniale”, Ahmed est parti en France en 1948 à 23 ans. Analphabète, il s’est vite intégré dans cette vie parisienne, “le centre du monde” à l’époque. À Paris, ville des lumières, il découvre la vie, les plaisirs, les femmes. Mais il reste attaché à son pays, à ses racines, à sa terre natale et à sa mère avec qui il entre en contact dès qu’il peut.
Cette belle vie a un revers. L’ouvrier, embauché dans une imprimerie, découvre, en même temps que “la vie”, les disparités qui existaient entre ses compatriotes restés en Algérie et les Français. Il s’engage alors avec le Front de libération nationale (FLN). Il était “choquiste” au sein de la Fédération de France du FLN. Son rôle était d’assassiner les éléments du Mouvement national algérien (MNA), restés fidèles à Messali, tout en s’opposant aux dirigeants de la guerre d’indépendance. Cet engagement qui a poussé Ahmed jusqu’à éliminer son propre ami, Nadia le découvrira après la disparition de son père. “Il ne nous a jamais parlé de cela”, dit-elle dans plusieurs interviews médiatiques.
Paradoxalement, cet engagement – volontaire ou contraint, l’auteur n’a pas de réponse – n’a pas créé l’envie, chez Ahmed, de revenir en Algérie. Parti en 1948, il n’est rentré que trente ans plus tard. Depuis, l’envie devient incompressible. “Dans la bouche de papa, l’Algérie est un paradis. Tous les jours, il loue la belle endormie. Il l’aime fougueusement, d’un amour inconditionnel et incandescent.” Cela déteint sur ses enfants à qui il veut à tout prix faire aimer l’Algérie. Mais cela se fait à marche forcée.
“Paradoxalement, je n’ai jamais eu l’envie d’aller en Algérie que depuis la mort de mon père”, révèle aujourd’hui l’auteur. Cet attachement pour l’Algérie s’est révélé encore plus fort chez la journaliste depuis le Hirak. Tout en se posant des questions sur sa “légitimité”, puis sur sa place, elle a participé aux premières manifestations organisées par la communauté algérienne en France. “Au fil des années, l’Algérie est devenue ce pays inquiétant, coincé dans l’embrasure de l’Histoire et de ma propre histoire. Jusqu’à ce que cette relation entravée s’étale brusquement en place publique, sur le mur de mon compte Facebook, un soir de février 2019, lorsque la rue algérienne a coupé le cordon souillé de la ‘révolution’”, écrit Nadia Henni-Moulaï, dans le second chapitre de son livre.
Plein d’anecdotes familiales, récit intime, mais parfois romancé et impeccablement écrit, Un Rêve, deux rives est un cri de cœur de milliers de fils et de filles d’immigrés qui aiment leurs deux pays, l’Algérie comme la France.
Ali Boukhlef
Nadia Henni-Moulaï. Un Rêve, deux rives. Slatkine & CIE. Paris, 2021.