Il y eut, dans les années 1970, 1980 et jusque dans les années 2000, un foisonnement sur la scène musicale algérienne avec Idir, Raïna Raï, Lounis Aït Menguellet, Cheb Khaled, Cheb Hasni, Takfarias et tant d’autres artistes aux titres inoubliables, connus et reconnus à l’international. Chaque décennie apporte son lot de nouvelles révélations.
Certaines disparaissent quand d’autres percent et s’établissent dans la durée, rejoignant les figures tutélaires des générations précédentes. Qui ne chantonne pas en effet, jusqu’à présent, Didi, A vava inouva, Zina, titre-phare du groupe de Sidi Bel Abbès Raïna Raï, paru en 1989 dans l’album Hagda.
Les années 1990-2000 ont vu l’apparition de nouveaux interprètes, plus versés dans des styles comme le gnaoui, la world music ou le rap, à l’exemple de Hamidou, Souad Massi – qui comptabilise une dizaine d’albums à son actif –, MBS, Djmawi Africa pour le gnawa et tant d’autres artistes qui ont concouru au renouvellement du paysage musical algérien. Ces dernières années, les sorties d’albums se sont rétrécies comme une peau de chagrin.
Les raisons sont nombreuses et chaque scène musicale s’accommode tant bien que mal de cette nouvelle donne. Digitalisation de la musique, piratage, inexistence de plateformes tournantes, frilosité des producteurs à investir dans des albums sans garantie de retour sur investissement, changement des tendances musicales, boom des plateformes de téléchargement, visionnage et streaming en ligne… autant de paramètres qui ont favorisé la transfiguration du monde de la musique. Et l’Algérie n’est pas à l’abri.
Si le retard de la digitalisation et de l’accès à Internet a quelque peu ralenti la déferlante du tout-digital dans les années 2000 et jusqu’au début des années 2010 – et par conséquent l’agonie du bon vieux CD – il va sans dire que le retard a bien été rattrapé depuis. Le téléchargement illégal, le streaming et les plateformes de partage de vidéos en ligne sont devenus le nouveau visage de l’industrie musicale. Parallèlement, les labels et les artistes peinent à sortir des albums, pas uniquement sur support physique, mais c’est bien tout le processus de création qui est désormais perturbé.
Créé en 2016, le label algérois Ostowana (El Dey, Tikoubaouine, Wahab Djazouli, Hayet Zerrouk…) a produit plus d’une centaine d’opus en quatre années, d’après ses fondateurs. Même si ce chiffre reste impressionnant pour une jeune maison de production, c’est une goutte d’eau au regard de ce qui se faisait il y a moins d’une décennie en matière de sorties d’albums.
Le responsable de la production, Boujemaâ Hamed, considère que le numérique est la cause principale de ce déclin – quantitatif s’entend. Spécialisé dans la musique du patrimoine (chaâbi, andalou, tergui, kabyle, chaoui…), il affirme : “Depuis la Covid, on n’a pratiquement pas produit, on est en train de préparer de nouvelles sorties, dont Tikoubaouine, la fondation Abdelkrim Dali, Djezma et le projet solo d’un de ses membres, Ali Djezma.” Et d’ajouter : “Depuis notre création en 2016, on a sorti 122 albums. Rétrospectivement, il est évident qu’il y a un net recul des sorties , surtout pour ce qui est de la musique andalouse qui ne se vend plus.” Boudjemâa Hamed déclare faire des albums à perte parfois, en ce sens qu’entre le coût de production, de distribution et les taxes, “il n’est pas rentable de produire un disque”.
La raison évoquée par notre interlocuteur est que “l’Office national des droits d’auteur et droits voisins (Onda) a fixé un barème de 3 000 exemplaires déclarés pour tout le territoire, à cela il fallait payer 15 DA par vignette. À partir de 2021, le nombre de déclarations a été revu à la hausse pour atteindre 10 000 exemplaires. Le coût de déclaration d’un seul album est de 150 000 DA, sans compter les frais d’impression, l’infographie, etc. La réalisation d’un album coûte entre 250 000 et 300 000 DA et ça peut aller jusqu’ à 800 000 DA pour un disque complet. Le prix de sa vente sur le marché est de 150-200 DA. Quand et comment l’éditeur ou l’artiste pourra rentabiliser cet investissement ?”
Il ne faut cependant pas se tromper, le support physique existe encore sur le marché. À titre d’exemple, pour l’année 2018, le nombre d’exemplaires autorisés à la distribution était d’approximativement 14 millions ; en 2019, le chiffre avait augmenté pour atteindre les 20 millions et en 2020 une dizaine de millions. Est-ce représentatif du mode de “consommation” du public algérien ? Est-ce que ces CD sont tous vendus ?
Certains éditeurs sortent des disques, mais pour des considérations autres qu’artistiques, nous confie le musicien-compositeur Aboubakr Maatallah.
Ces sorties seraient plus liées aux rémunérations que redistribue l’Onda aux producteurs après l’achat de timbres fiscaux – devant être apposés sur chaque pochette de disque – équivalent au nombre de copies distribuées au niveau national. “Mis à part quelques exceptions, certains producteurs profitent de la défaillance du système du timbre”, martèle-t-il. Et d’ajouter : “Personne ne fait de profit avec la vente d’albums. Les musiciens vivent grâce aux scènes. Ces dernières sont à l'arrêt depuis deux ans, et elles étaient monopolisées avant cela par l'État, à quoi bon maintenant investir dans un album en temps, en efforts et en argent pour ne rien rentabiliser ?”
Plus de singles, moins d’albums
Le paysage musical algérien — et mondial — voit naître un nouveau phénomène : les sorties en chaîne de singles. La durée de vie de ces titres est d’un mois, deux mois, avant de tomber aux oubliettes, selon le producteur Mohamed Cherif Lahoubi, du label Tahat Art Studio. Une chanson vient vite balayer le succès de celle qui l’a précédée quelques jours auparavant. Devenue un “produit jetable”, à l’ère du numérique et des playlists interminables sur Spotify, YouTube, Deezer, etc.
De nos jours, la musique est reléguée au rang de produit de “consommation”, plus qu’à celui de “divertissement”, de l’avis de Cherif Lahoubi. C’est, en outre, sur cette stratégie qu’a misé, il y a deux ans, Tahar Records, conjointement avec le distributeur français Believe Digital (spécialisé dans l’accompagnement des artistes et labels), qui consiste en la sortie de singles au lieu d’albums, afin de s’adapter à l’industrie de la musique. Les singles, inclus d’ordinaire dans des albums déjà parus ou sur le point de l’être, monopolisent les sorties musicales ces dernières années. Les artistes, qui ont à leur actif quelques chansons, n’ont pour certains jamais enregistré d’album, pourtant, leurs titres font un carton et deviennent parfois mêmes des tubes. Abdou El Ksouri des Djmawi Africa abonde dans ce sens.
La tendance remarquée ces dernières années est, selon lui, “la sortie des singles plutôt que des albums”, car producteurs et artistes préfèrent “se concentrer sur un single en mettant tous les moyens de production adéquats et l’indispensable clip pour faire la promotion”. La deuxième raison, fait-il remarquer, est financière, “en ce sens qu’au lieu de produire un album qui prend du temps et des moyens, on investit dans une chanson un clip. Il y a actuellement des artistes dont les titres font des millions de vues, et qui n’ont jamais fait d’album ou de scène !”.
La nouvelle génération, à l’instar de Flenn, de Moh Paco, de Didine Canon 16 dans le style dit “zenqaoui”, a su se vendre auprès du jeune public à travers les réseaux sociaux notamment, avant de passer au circuit “mainstream”. Nouveau temple du marketing, les YouTube, Instagram, Deezer, etc. sont aujourd’hui le baromètre du succès d’une chanson et d’un artiste. Les vues sur YouTube générant aussi beaucoup de revenus directs, certains artistes et labels misent désormais sur le format single pour faire parler d’eux. “Pour un million de vues sur YouTube, un artiste peut toucher aux alentours de 1000 euros selon le nombre de pubs qui passent sur la vidéo. Il peut désormais survivre grâce au digital.
Si avant, on donnait un disque d’or ou de platine selon le nombre de ventes, aujourd’hui, c’est au nombre de streams”, lance Lahoubi. TCE, la boîte de production et de distribution créée par le duo Tarek Bourahli et Tarik Hachemane a trouvé le filon en investissant dans le digital. De producteurs, entre autres, de Mouh Milano aux 300 000 millions de vues sur YouTube avec le titre Machafouhache, ils sont devenus “les intermédiaires 2.0”, comme le précise Abdou El Ksouri Ils accompagnent et élaborent toute la stratégie marketing de leurs artistes. Mohamed Chérif Lahoubi indique que son label créé en 2014 a sorti trois ou quatre albums, à côté d’une demi-douzaine d’autres qui n’ont jamais vu le jour pour des raisons propres aux artistes.
Mais outre les sorties d’albums en support physique, qui deviennent obsolètes à l’orée du tout-numérique, le vrai souci qui plombe le marché de la musique en Algérie est bel est bien l’inexistence de plateformes tournantes (salles de concerts, festivals, showcase…).
À Tahat Art Studio, plusieurs artistes de la nouvelle génération comme Amel Zen, Hayet Zerrouk, Moh Paco, Ayoub Medjahed ont été produits, “mais ce sont les plateformes tournantes qui leur manquent”, regrette Chefif Lahoubi. Pas de concerts, donc de revenus, est synonyme pour beaucoup d’artistes d’une incapacité à continuer de faire de la musique. Aboubakr Maatallah considère, lui aussi, que le recul des sorties d’album est la conséquence d’un circuit verrouillé à tous les niveaux : “Pas d’espaces d'expression, de salles, d’organisateurs, de managers, de tourneurs, de médias spécialisés, de critique musicale, sans oublier la formation.”
Et quand bien même les salles ou espaces artistiques seraient disponibles, obtenir une autorisation ressemble à un parcours du combattant. C’est tout un processus qui est demandé, afin d’y organiser un concert. “La bureaucratie étant passée par là, ajoutent nos interlocuteurs, même avec leurs propres moyens et le registre du commerce de promotion de spectacles, il est difficile, voire impossible, pour les artistes et leurs labels de louer des salles et de faire leur travail comme il se doit. “
Le raï, seul genre à tirer son épingle du jeu
Un style musical se démarque de cette tendance à la baisse du niveau de production : le raï. Les Khaled, Mami et Zahouania ont laissé place à une nouvelle génération de chanteurs raï qui tournent dans un circuit bien organisé. “Le raï est la seule musique qui marche et qui a une plateforme tournante. Il y les managers, les fans et des producteurs qui mettent de l’argent. Les boîtes de nuit ne peuvent, certes, pas être considérées comme des plateformes, mais elles le sont devenues au fil du temps”, insiste notre interlocuteur. Aboubakr Maatallah considère, lui aussi, que “les seuls à avoir réussi à créer leur circuit sont les chanteurs de boîtes de nuit, puisqu’ils jouent régulièrement, et la production ne demande pas beaucoup de temps, d'argent, ni même de moyens techniques”.
Dans le circuit dit “traditionnel”, l’artiste investit ses propres moyens, enregistre son album et reste dans l’attente de se produire sur scène. Pour certains artistes, l’aventure s’arrête malheureusement là. Pas de promotion, ni de vente et donc pas de retour sur investissement signifient l’arrêt pur et simple du métier. Une situation qui contraste avec “l’effervescence de projets d’il y a quelques années”, selon Maatallah.
Réalisé par : Yasmine AZZOUZ