Mohamed Laïchoubi est académicien et politologue. Il a été ambassadeur et ancien ministre. Il nous livre sa vision sur les bouleversements induits par la récente offensive russe en Ukraine.
Liberté : La guerre d'Ukraine induira sans doute des bouleversements majeurs dans le monde. Jusqu'à quel niveau, pensez-vous, ces bouleversements affecteront les équilibres géostratégiques et économiques mondiaux ?
Mohamed Laïchoubi : Cette crise est en effet à dimensions multiples. La première dimension est liée au fait que la Russie s’estime menacée dans son architecture vitale de sécurité. Elle subit, selon elle, une offensive persistante et coordonnée à travers l’installation de régimes hostiles à sa frontière, des menaces militaires constituées notamment par l’installation de boucliers antimissiles dans les pays frontaliers ou dans les bâtiments de guerre croisant à sa proximité (croiseurs Aegis), des sanctions financières et commerciales répétitives à son encontre.
De plus, elle relève que le principe d’inéligibilité à l’Otan des pays à sa frontière Ouest, qui avait été adopté de façon tacite même sinon formalisé par écrit lors du démantèlement de l’URSS, n’a pas été respecté. Et c’est en cinq vagues successives depuis 1999 jusqu’à 2020 que l’Otan a intégré 14 pays d’Europe de l’Est.
C’est donc à travers une succession de crises ouvertes ces dernières années en Ossétie du Sud, en Abkhazie, voire au Haut Karabakh que la Russie a porté la vision de sa sécurité en s’assurant militairement de bastions fidèles constitués de populations qui lui sont acquises et ce, dans des zones névralgiques pour sa sécurité. L’Otan estime que les pays concernés par l’élargissement sont souverains et qu’ils peuvent choisir librement leur intégration à un pacte militaire. Ce sont donc deux approches qui s’ignorent ostensiblement. La pertinence de votre question se retrouve totalement dans la seconde dimension liée à la problématique des grands équilibres stratégiques.
Cela d’autant que l’Ukraine constitue un espace géostratégique majeur, en plus de ses liens historiques avec la Russie ; Khrouchtchev, président du conseil des ministres de l’URSS de 1958 à 1964, était Ukrainien.
En effet, la frontière maritime entre les deux pays est l’aboutissement d’un espace qui donne sur les “cinq mers”, système de circulation fluviomaritime reliant les mers Blanche, Baltique, Caspienne, d’Azov et la mer Noire.
La mer Noire offrant également accès à la Méditerranée par la mer de Marmara.
L’enjeu stratégique de cette crise est d’autant plus important qu’il faut le lire en prolongement de la crise qui a secoué la Syrie qui abrite également une base russe importante à Tartous et qui permet la présence russe en
Méditerranée. Et donc la vision qui s’impose pour une meilleure compréhension est que la Russie fait une lecture globale en estimant qu’elle subit depuis des années une offensive stratégique d’encerclement à sa frontière Ouest, et au niveau de ses accès stratégiques en mer Noire et en mer Méditerranée.
Or la Méditerranée constitue un espace clef, d’autant qu’il draine plus de 30% du commerce mondial et plus de 25% du trafic des hydrocarbures. Ainsi donc, la Russie privilégie une réponse globale à une stratégie globale qu’elle subirait. En Syrie puis en Ukraine, la Russie semble avoir modifié le rapport des forces qui était jusque-là à l’avantage de l’Otan et de la Triade, celle-ci qualifiée de système mondial hégémonique et constitué des USA, du Canada, de l’UE, du Japon et de leurs pays satellites.
Cet ensemble, appelé Triade, assurait jusque-là une domination à stratégies multiples faite de zones de libre-échange, système financier, alliances militaires, etc. Ce rééquilibrage sensible du rapport des forces stratégiques permet dorénavant à la Russie de s’affirmer totalement dans un rôle de puissance mondiale et de rompre l’unipolarité jusque-là à l’avantage des États-Unis et de leurs alliés. Cette affirmation stratégique de la Russie influe dès lors sur le cours des événements au Moyen-Orient, au Caucase, en Europe et certainement en Afrique.
En effet, les nouveaux positionnements notamment dans les relations avec l’Opep et l’Arabie saoudite pour la fixation des prix des hydrocarbures l’attestent. Et donc, outre sa présence stratégique dans les grandes zones géographiques de production des énergies fossiles, son rôle de fournisseur majeur de gaz à l’Europe et surtout à l’Allemagne influence également les équilibres en Europe.
Par conséquent, au-delà des turbulences guerrières et des sanctions et contre-sanctions qui séviront durant une période, le débat et le dialogue sur l’architecture de sécurité en Europe et au-delà vont finir par s’imposer à terme.
Le dialogue sur la coopération énergétique entre l’Europe et surtout l’Allemagne et la Russie également va devoir s’imposer, mais à l’évidence avec une présence pesante des USA. Il faut souligner que contrairement à ce qu’affirment bon nombre d’analystes, l’offensive russe n’est pas un coup de tête, elle aura été planifiée de façon rigoureuse depuis un certain temps.
En effet, Poutine a pris le soin depuis ses différents mandats de moderniser de façon spectaculaire son potentiel militaire, il a constitué une réserve de changes phénoménale de 673 Mds USD et de 2 300 t d’or, accompagnée d’un effort de dédollarisation de ses échanges financiers.
Il aura utilisé à son avantage une conjoncture énergétique, prix pétrole et gaz.
Dans le même temps, en l’occurrence ces dernières décennies, la crise économique mondiale puis la pandémie ont induit en Europe et aux USA un cycle d’endettement très certainement dangereux.
En exemple, la dette de la France est à plus de 125% de son PIB. Ce qui affecte notablement sa capacité de projection stratégique notamment en Afrique.
Ce rééquilibrage visible des forces au niveau mondial se fait, il faut le rappeler, dans un contexte d’émergence de la Chine. À titre illustratif, le seul excédent commercial chinois équivaut au PIB de la Pologne (21e économie mondiale), quant aux ventes (exportations) chinoises au reste du monde, elles équivalent au PIB de la Grande-Bretagne (5e économie mondiale). Et c’est précisément avec ce pays, devenu acteur stratégique mondial, que la Russie a tissé un ensemble d’alliances stratégiques, militaires, financières et économiques, de même qu’elle l’a fait avec l’Iran. À eux trois, ces pays pèsent sur les recompositions au Moyen-Orient, au Caucase et en Asie.
Manifestement, l’Ordre international établi ces dernières 70 années est remis en cause.
De nouvelles puissances démographiques et technologiques émergent : Chine, Inde,Brésil… Et donc, comme à Yalta, les nouvelles recompositions géopolitiques et géostratégiques s’engagent sur le plan économique, technologique et militaire.
Dans quelle mesure ces changements auront-ils un impact sur l'Algérie et comment ?
Pour l’Algérie, les conséquences peuvent être multiples. Sur le plan énergétique, l’envolée des prix du pétrole et du gaz est incontestablement avantageuse du point de vue financier. La fiabilité dont a fait preuve l’acteur énergétique qu’est l’Algérie peut lui valoir un rôle stratégique mieux reconnu vis-à-vis d’une Europe prise dans les turbulences actuelles liées à l’emprise qu’a la Russie sur l’approvisionnement européen. Les risques d’envolée du prix du blé seront certainement moins avantageux.
Cependant, cette période de recomposition stratégique mondiale pourrait se faire parfois dans la douleur.En effet, les confrontations entre grandes puissances se font souvent par pays interposés : Ukraine, Syrie, Libye, Sahel.
Les pressions pour un alignement seront fortes avant que le nouvel ordre mondial en marche ne trouve son cap.
Cependant, l’Algérie a les moyens de faire face à cette période de recomposition qui s’annonce, et ses atouts résident dans :
- Son équidistance intelligente dans les relations internationales.
- Ses offensives diplomatiques qui accroissent l’efficacité de son action.
- Son rôle incontournable au Maghreb et au Sahel où les compétitions entre grandes puissances sont réelles.
- Son positionnement stratégique. En effet, son action l’a imposée au cœur des inversions qui se dessinent dans la région. Elle peut jouer relativement un rôle d’arbitre entre les pays qui voient leur puissance s’éroder et ceux qui veulent s’insérer dans l’économie et la géopolitique africaines, et ceci grâce à un jeu d’alliances qu’elle consolide davantage. Néanmoins, sa stratégie géopolitique intéressante doit être soutenue par une stratégie économique efficiente.
De quel crédit peut encore se prévaloir l'ONU dont les instances et les instruments semblent avoir atteint leurs limites ? Quelle serait l'alternative à cette organisation qui a perdu son rôle d'arbitrage ?
La fin de la guerre froide n’a pas entraîné la redéfinition du système international qu’elle a influencé et qui se fissure sous la pression des nouvelles réalités. Malgré les déclarations d’Obama et son vœu de “faire de ce siècle un autre siècle américain”, le système aujourd’hui tend plutôt vers le polycentrisme.
L’ère du monopole occidental sur les affaires du monde semble fini.
Les instruments multilatéraux conçus dans un contexte annonciateur de la guerre froide ne peuvent plus se perpétuer, Brettons-Woods, Dumbarton, OAKS, Washington et San Francisco sont remis en cause dans leur conception et dans leurs objectifs.
Le Conseil de sécurité de l’ONU qui regroupe cinq puissances nucléaires ayant droit de veto ne constitue pas à l’évidence un espace d’intermédiation ou d’arbitrage, mais il s’est plutôt imposé comme un espace de confrontation et de gestion des intérêts stratégiques.
Quatre membres permanents de ce conseil de sécurité représentent seulement 10% de la population mondiale, alors que 70% de cette même population mondiale détiennent des sièges non permanents et qui mieux sont occupés en alternance. C’est la même logique qui se retrouve dans les autres instruments multilatéraux. Qu’il s’agisse de la Banque mondiale ou du FMI.
Pour ce dernier, neuf des plus grands pays occidentaux additionnés à la Russie et au Japon détiennent 53,02% des voix alors qu’ils ne représentent que 16% de la population mondiale. Huit pays y ont chacun un administrateur permanent alors que 46 pays africains n’ont, à eux tous, que deux administrateurs.Les USA détiennent une minorité de blocage avec droit de veto, alors que l’ensemble des pays en développement n’ont qu’une minorité simple des voix. C’est donc toute l’armature institutionnelle des organisations multilatérales qui nécessitent d’être redéfinie. Pour l’ONU comme pour les autres instruments, il est fondamental qu’ils deviennent un espace en adéquation avec la réalité mondiale.
Le Conseil de sécurité, pour retrouver une crédibilité, doit être redéfini comme un instrument d’arbitrage, de prévention des conflits et de gestion éthique.
Pour ce faire, la représentativité en son sein doit être rééquilibrée et sa philosophie d’intervention doit être redéfinie, sans quoi les tragédies humaines vont se multiplier au gré des intérêts des grandes puissances.
Propos recueillis par : Djilali B.