Installé en mai dernier, le nouveau recteur de l’université Mouloud-Mammeri de Tizi Ouzou, le professeur Ahmed Bouda, a eu le temps nécessaire de découvrir une institution qui a perdu de son magistère. Sans détour et avec un franc parler, il constate que le mal qui ronge l’UMMTO est “plus profond que je ne le croyais”. Il estime qu’elle accuse un “retard d’au moins 20 ans”. Rattrapable ? La mission est “possible à la condition d’une mobilisation générale de toute la communauté universitaire”, assure ce professeur appelé au chevet de l’une des plus importantes universités du pays.
Liberté : Votre nomination, en mai dernier, en tant que recteur de l’université Mouloud-Mammeri de Tizi Ouzou, est intervenue dans un contexte que vous-même avez qualifié de difficile et que la communauté universitaire qualifiait d’explosif. Peut-on savoir le constat que vous avez établi jusque-là ?
Ahmed Bouda : Effectivement, lors de mon installation, j’ai qualifié la situation de l’université de Tizi Ouzou de difficile et, deux mois après, je dirais que le mal est beaucoup plus profond que ce que je croyais.
Mon constat est sans appel puisque dans plusieurs domaines, l’université a au moins vingt ans de retard par rapport à la plupart des universités algériennes.
Étudiants, enseignants et personnels administratif considèrent le rétablissement de la sécurité comme une priorité. Comment comptez-vous procéder pour endiguer ce phénomène ?
Il y a, en effet, un grand problème d’insécurité à l’université de Tizi Ouzou et, plus particulièrement, au campus Hasnaoua. Il y a aussi de l’insécurité dans les autres campus, et c’est un problème délicat car il s’agit d’un phénomène qui a des ramifications à l’extérieur même de l’université, et c’est un problème que l’université toute seule ne peut pas résoudre.
J’ai sollicité l’aide des autorités locales et je tiens à remercier M. le wali qui a manifesté sa disponibilité pour nous apporter de l’aide. Là, nous sommes en train d’élaborer un plan pour résoudre cet épineux problème d’insécurité, mais nous n’avons pas de baguette magique pour le résoudre tout de suite. Cela prendra un peu de temps, mais nous allons consacrer toute notre énergie pour venir à bout de ce fléau.
Concernant le problème de gestion, il y a des arriérés de salaires, d’avancement, des promotions et des primes qui ne sont pas payés depuis des années parce que le budget n’est pas du tout maîtrisé. C’est incroyable, mais c’est l’une des dernières universités à ne pas déconcentrer son budget. L’université de Tizi Ouzou a pris une dimension très grande et on ne peut pas tout gérer depuis le rectorat, ce n’est pas possible. À mon arrivée, j’ai pris l’engagement de remédier à tous ces problèmes, et d’ici à la fin de l’année budgétaire, au 31 décembre, nous espérons régulariser tous les arriérés. Nous avons demandé un budget supplémentaire de façon à payer toutes les primes de recherche — qui n’ont pas été payées depuis des années — et tous les avancements.
Il y a même un problème incroyable : des enseignants recrutés en 2019, installés en 2020 et qui ne sont pas payés jusqu’à aujourd’hui. Plus grave que ça, en ce qui concerne le budget, et là j’ai un paramètre qui donne une indication sur le dysfonctionnement de l’université, il s’agit du budget de fonctionnement qui est constitué de deux sections, celle relative aux salaires et aux charges annexes, et celle du fonctionnement de l’université avec laquelle on peut acquérir des produits chimiques, du papier, du mobilier et tout le petit équipement scientifique dont l’université a besoin, mais à l’université Mouloud-Mammeri, cette deuxième section ne représente que 5% du budget total de fonctionnement, alors que dans la plupart des universités algériennes, elle représente plus de 10%.
Quelles sont les raisons de cette situation ?
Les chapitres ont toujours été mal dotés. En effet, il y a des chapitres dotés, mais il n’y a pas eu consommation et, par ailleurs, des chapitres qui ne sont pas suffisamment dotés. Résultat des courses : on a des difficultés même pour trouver de l’eau distillée à l’université. Il y a une règle universelle qui stipule que lorsque le budget n’est pas consommé, on le réduit, et à force de subir chaque année des réductions, nous sommes arrivés à cette situation. Et si on continue, ce taux va encore baisser.
Donc, la première action que j’ai décidé de mener est la déconcentration du budget. Nous avons déjà, grâce au concours de notre ministère, obtenu l’accréditation auprès du ministère des Finances pour tous nos doyens qui pourront gérer leurs budgets et nous avons constitué des dossiers pour nommer des agents comptables aux facultés.
Il s’agit d’un processus, et dans quelques mois, le budget de toute l’université sera déconcentré. Et c’est comme ça que nous pourrons maîtriser le budget et que nous pourrons reprendre ce que nous avons perdu en matière de budget de fonctionnement.
L’Université de Tizi Ouzou est passée de 5 départements à sa création à 29 aujourd’hui, avec plus de 60 000 étudiants, plus de 2 000 enseignants et près de 2 000 employés administratifs. Cette hausse fulgurante de la population universitaire, à laquelle s’ajoute un déficit en infrastructures pédagogiques, n’est-elle pas à l’origine de la crise structurelle que vit cette institution ?
En partie, oui ! Parce que c’est la seule université qui a atteint cette taille à l’échelle nationale et qui n’a pas été restructurée. Toutes les grandes villes du pays ont scindé leurs universités.
Mais je pense que l’origine de ces problèmes n’est pas seulement liée à la taille de l’université. J’ai constaté qu’il y a aussi un écart à la réglementation. Le non-respect de la réglementation est assez souvent la source de plusieurs conflits. Si on revient au respect de la réglementation, je suis sûr qu’on pourra résoudre beaucoup de conflits, et c’est incroyable le nombre de conflits qu’il y a entre enseignants et administration. Tout le monde se plaint, et chaque jour, je reçois des dizaines de doléances et de personnes qui demandent audience, et parmi les situations exposées, il y a celles qui remontent jusqu’à 2010 et 2012.
Mais on ne peut pas se consacrer uniquement à gérer le passé, et je ne peux pas rester emprisonné dans le passé, il faut que les collègues comprennent que je suis venu pour construire l’avenir. On a habitué les étudiants à trouver des solutions au rectorat au mépris de certaines règles, notamment les avis des staffs des facultés, des équipes de formations et des instances scientifiques, or beaucoup de problèmes doivent être discutés au niveau des facultés.
D’aucuns disent que la logique de la quantité ne laisse pas de place à la qualité. La solution n’est-elle pas aujourd’hui dans la décentralisation ?
L’université de Tizi Ouzou n’a jamais été restructurée. Il y a eu une proposition de restructuration les années passées mais qui n’a pas été retenue par le ministère, je ne connais pas le dossier exactement, mais en ce moment, avec les difficultés financières que connaît le pays, il est difficile de procéder à une restructuration. Il faudrait attendre des conditions meilleures, mais l’urgence, c’est d’abord de redresser la situation au niveau de la gouvernance, ou au niveau de la pédagogie, de la post-graduation et de la recherche…, il y a beaucoup de choses à faire, c’est un énorme chantier ! Par exemple, nous avons déjà consacré une réunion du Conseil de direction au centre des réseaux durant laquelle des décisions ont été prises et des orientations ont été données, afin d’améliorer rapidement la visibilité de l’Université. Pour ce qui est des relations extérieures, je constate que l’université n’a pratiquement aucune relation avec le monde extérieur. L’université est coupée du monde au moment où d’autres universités signent des conventions internationales, des conventions nationales, avec des entreprises publiques et privées… ce qui aide à insérer les étudiants dans des stages, à trouver des emplois… Le bureau de liaison entreprise-université, Bleu, qui est mis en place ne fonctionne pas alors que dans d’autres universités, il apporte beaucoup. Il faut également mettre en place la maison d’entrepreneuriat. Des étudiants qui répondent à certains critères peuvent normalement bénéficier de formation telle que comment devenir chef d’entreprise. Hélas ! Tout cela ne se fait pas.
Les infrastructures de recherche font défaut. Pourquoi cette carence ?
Quand on parle d’infrastructures pédagogiques, il y a au nouveau pôle de Tamda des infrastructures pédagogiques qui sont en cours de réalisation et qui vont soulager l’université d’ici une à deux années, en revanche, les infrastructures de recherche n’ont pas été construites, alors que les universités algériennes, au même titre que l’université Mouloud-Mammeri, ont bénéficié de plusieurs milliards pour construire des centres de recherche, mais rien n’a été fait ici. Il y a aussi les budgets d’équipement qui ont été affectés à l’université et qui n’ont pas été utilisés alors qu’on pouvait équiper les laboratoires de recherche avec des équipements modernes pour faire de la recherche de pointe. Ça se fait déjà ailleurs donc, il n’y a pas de raison pour que ça ne se fasse pas à Tizi Ouzou, mais malheureusement, les équipements ne sont pas là. Je constate qu’au niveau de la planification, je suis là depuis près de deux mois, je ne vois pas de dossiers me parvenir pour signer un quelconque ordre de service pour entamer des travaux ou pour ramener des équipements, je ne vois pas non plus de dossiers relatifs aux relations extérieures qui me parviennent pour étude ou pour réponse, je ne reçois même pas de mail dans ce sens-là. C’est un constat amer, il faut tout reconstruire, et pour tout reconstruire il faut une mobilisation générale ; ce n’est pas le recteur seul qui va reconstruire, c’est avec l’appui de toute la communauté universitaire.
Même au niveau de la pédagogie, il y a à redire. Il y a des départements qui viennent à peine d’entamer l’année universitaire 2020/2021, alors que nous sommes en fin d’année, et d’autres universités ont pratiquement terminé l’année. Même dans une année normale, lorsqu’il n’y a pas de Covid, tout le temps les locaux sont fermés et on arrive à peine à faire 7 à 8 semaines d’enseignement par semestre. Par conséquent, la qualité de la formation laisse à désirer.
En matière de recherche, la situation n’est guère meilleure : le nombre de laboratoires de recherche n’est pas conséquent par rapport à la taille de l’université, le nombre d’enseignants impliqués dans la recherche n’est pas élevé et le nombre de doctorants est insuffisant. Le climat de tension permanente ne favorise pas l’épanouissement pédagogique. Aujourd’hui, il faut que tout le monde se remette en cause.
À l’intérieur comme à l’extérieur, l’on estime que l’université de Tizi Ouzou n’est plus le pôle scientifiquement performant d’autrefois et qu’elle est dévoyée de sa mission principale de formation et de recherche. Qu’en est-il au juste ?
Il faudra absolument enclencher une dynamique de recherche. Il y a, certes, des chercheurs impliqués qui produisent des articles à l’international et qui font rayonner l’université, mais ce n’est pas suffisant par rapport à la dimension de l’université. Il faut également réorienter la recherche vers l’innovation.
À l’échelle nationale, les universités ont pris conscience que nous ne pouvons pas nous contenter de la recherche formation, nous devons aussi faire de la recherche développement avec pour but de créer des produits innovants et de travailler avec le monde des entreprises, à la fois pour contribuer au développement de l’économie nationale et en même temps pour insérer nos diplômés dans le monde socioéconomique. Jusqu’aux années 2000, il n’y avait quasiment pas de recherche dans l’université algérienne, à partir de ces années-là, une dynamique s’est enclenchée, et en 20 ans, l’université algérienne a réussi à démontrer que ses enseignants chercheurs sont capables de produire des articles acceptés dans des revues mondialement connues. Mais cette recherche-là est destinée beaucoup plus à former les doctorants, à présent, il est temps de passer à la recherche développement. Il y a 20 ans, on ne parlait pas de rayonnement de l’université, de classement, ce sont des notions nouvelles, et malheureusement, dans ces notions nouvelles, l’université Mouloud-Mammeri a du mal à trouver sa place parce qu’elle est déstructurée et désorganisée. Il y a des pratiques qui n’ont pas favorisé son rayonnement. Il y a aussi l’instabilité due aux changements fréquents de responsables. Chaque recteur qui arrive change toute l’équipe même au niveau administratif. Un responsable commence à peine à maîtriser son domaine, qu’on lui demande de remettre les clés.
Lors de votre installation, vous avez déclaré que le moment est venu de fédérer toutes les énergies en associant toute la communauté universitaire, afin de redresser la situation. Comment comptez-vous agir concrètement pour atteindre cet objectif ?
Bien évidemment, il s’agit d’ouvrir un dialogue avec toute la communauté universitaire : étudiants, enseignants chercheurs et fonctionnaires ATS, ouvrir le dialogue avec tous les syndicats, et je souhaite organiser des rencontres et des assemblées générales au niveau de chaque faculté. J’ai voulu commencer dès à présent, mais le contexte sécuritaire actuel à l’université ne me permet pas de le faire. Je le ferai à partir de la rentrée, en présence du staff de chaque faculté et des enseignants chercheurs pour les écouter, et nous allons aussi mettre en route un projet d’établissements.
À ce sujet, nous avons déjà mis en place une commission pour élaborer une première mouture et nous allons la soumettre à toute la communauté pour enrichissement, afin d’obtenir un consensus car nous ne pouvons rien faire contre la communauté universitaire. Sinon, nous ne pouvons pas travailler dans un climat où il n’y a pas d’apaisement et de stabilité. Hélas, je suis arrivé et j’ai trouvé des conseils de discipline qui sont actionnés dans plusieurs facultés, des étudiants sont sanctionnés et cela a créé beaucoup de désordre, et jusqu’à présent, nous ne sommes pas encore sortis de ce désordre. J’espère que nous retrouverons l’apaisement d’ici à quelques semaines ou à la rentrée prochaine. Il y a, en tout cas, beaucoup de choses qu’il faut changer. J’ai constaté amèrement que dans certains départements, même les copies des examen et les originaux des p.-v., sur lesquels sont portées les notes, ne sont pas remis à l’administration et cela pose un gros problème. Il y a beaucoup de pratiques anti-réglementaires.
Justement, une commission s’est rendue ces derniers jours pour enquêter sur une prétendue falsification de notes. Qu’en est-il de ses conclusions ?
Effectivement, un groupe d’étudiants de la Faculté des sciences biologiques et de sciences agronomiques, en grève depuis des mois, affirme que des notes ont été falsifiées en 2018. Alors, c’est sur ma demande que le ministère a dépêché une commission d’enquête pour faire la lumière sur cette affaire. Je ne connais pas les résultats de cette enquête, mais la commission adressera son rapport à M. le ministre. C’est en fonction des conclusions que nous recevrons les instructions à suivre. Il faut juste préciser que quatre de ces étudiants ont été traduits devant la commission de discipline de la Faculté, qui a prononcé des sanctions de deux années d’exclusion à leur encontre. La commission de discipline de l’université a confirmé ces sanctions.
Cependant, comme il s’agit d’étudiants de fin de cycle qui n’ont pas commis d’actes de violences assez graves (séquestration de personnes, destruction de biens publics…), nous les avons informés qu’il leur suffit juste de s’engager à finaliser leur mémoire et à soutenir dans les jours qui viennent pour les gracier.
Eu égard à toutes ces situations, la priorité ne serait-elle pas justement de faire respecter la réglementation à l’université ?
Absolument, il faut revenir à un fonctionnement normal et que la réglementation soit respectée partout. C’est l’une des actions prioritaires que nous comptons mener car si nous continuons à nous écarter de la réglementation, nous ne ferons que générer de nouveaux conflits, et donc à nous enfoncer. Aujourd’hui, il est tout à fait possible de redresser l’université en quelques années seulement et de rattraper tout le retard, voire de passer devant.
Le classement de l’université n’est qu’un indicateur et non pas un objectif en soi. Il s’agit pour nous de former des diplômés qui pourront trouver du travail, qui pourront créer des entreprises, qui pourront innover et contribuer au développement économique. Le développement de l’Algérie ne se fera pas sans les universités, il est temps que l’université Mouloud-Mammeri retrouve la sérénité. Elle a des potentialités et des compétences, elle peut apporter beaucoup à l’échelle locale et nationale, mais pour avoir cette sérénité il faut que tout le monde y mette du sien.
Comment comptez-vous procéder ?
Il y a une administration en place que j’ai trouvée et je suis venu avec une simple idée : les gens qui sont en place resteront à leur place, je ne suis pas venu changer les personnes pour changer. Seulement, tout le monde est désormais soumis à l’évaluation, y compris moi-même, je serai évalué par la tutelle. Chacun a sa feuille de route et quand il y aura lieu de procéder à un changement, on le fera. Cette évaluation ne concernera pas seulement les responsables.
Dans le projet d’établissement que nous allons élaborer, l’évaluation à moyen terme touchera tous les fonctionnaires, c’est le cœur même du projet d’établissements.
Donc, nous allons passer à un nouveau mode de gestion, à savoir la gestion par objectif. Il faudra donc que chacun fasse l’effort pour réduire tous ces conflits et redresser la situation. Aujourd’hui, malheureusement, il y a même certains cercles qui incitent les étudiants à créer des problèmes et ça se reconnaît dans les plateformes de revendications des étudiants. Il faut consacrer notre action à la construction de l’avenir.
Quel est votre message pour l’enssemble de la communauté universitaire ?
Je dis : “Tournons-nous vers l’avenir, vers la construction de l’université.” Au ministère de l’Enseignement supérieur, les responsables sont au courant de la situation de cette université, et ils m’ont promis de tout faire pour nous aider sur tous les plans. Idem pour les autorités locales.
La balle est dans notre camp, c’est à nous de constituer les dossiers pour construire ce qui n’a pas été fait à l’effet de rattraper le retard, de mener les débats nécessaires pour améliorer la pédagogie et pour avoir plus de relations avec le monde extérieur. Il faut que nous travaillions tous dans le même sens !
Entretien réalisé par : SAMIR LESLOUS