“L’horreur est passée par là. Tout a été dévasté. Même la mosquée n'y a pas échappé”, constate, amèrement, Aâmi Boualem, guide d’un jour. La gorge nouée, il s’arrête un moment, avant de soupirer en évoquant avec nostalgie la période où il faisait bon vivre dans ce village.
La pluie n’a pas cessé de tomber depuis quelques jours à Draâ El-Mizan en Basse Kabylie. Perché sur un piton, Tazrout N’sidi Aïssa, un hameau qu’il faut gagner en traversant le col de Tizi Larbâa, à 850 mètres d’altitude, au bout d’un chemin escarpé, est entièrement abandonné. Pas âme qui vive. Le temps est comme figé.
Les habitants qui le peuplaient jadis l’ont tous abandonné durant les années 1990 sous la pression et la menace des hordes terroristes qui écumaient la région. Et nombre d’entre eux ont décidé de migrer vers d’autres villages tels que Kadiria, Aomar, sur l’autre versant dans la wilaya de Bouira, ou encore au chef-lieu de Draâ El-Mizan en louant ou en achetant des appartements, lorsque d’autres ont décidé d’installer des baraques de fortune.
“Tout est lugubre : habitations démolies, fenêtres arrachées, murs décrépis, toitures envolées, portes défoncées. C’est un décor fait de désolation. Même les poteaux électriques ne portent plus de câbles. C’est dire que l’horreur est passée par là. Tout a été dévasté. Même la mosquée n'y a pas échappé”, constate, amèrement, Aâmi Boualem, guide d’un jour.
Un brin nostalgique, la gorge quelque peu nouée, il s’arrête un moment, avant de soupirer en évoquant la période où il faisait bon vivre dans ce village. “Je garde tant de souvenirs d’avant le terrorisme. C’était la paix totale. On sortait et on rentrait quand on voulait. On chassait et on travaillait nos terres. C’était une autre époque”, se rappelle-t-il avec nostalgie. Non loin de là, le hameau de Sidi Sellam, longtemps déserté par ses habitants, offre le même décor : des maisons en ruine qui témoignent de la patine du temps, chemin caillouteux et silence de mort.
Comme Tazrout Sidi Aïssa et Sidi Sellam, les habitants d’autres hameaux comme Kadcha ou Aïn Laghdir, situés à la limite territoriale entre Draâ El-Mizan et Tizi Gheniff, ont dû abandonner terres et maisons - plus de 100 familles en tout - lorsque la terreur terroriste s’est emparée des lieux durant les années 1990, pour aller vivre sous d’autres cieux plus cléments.
“C’est en 1997 que tous les habitants de ces hameaux ont choisi de prendre le chemin de l’exode pour échapper à la mort. Il était devenu impossible d’y rester une minute. Chaque jour, une famille emportait ce qu’elle pouvait et disparaissait sans informer les voisins. Au bout de quelques jours d’angoisse et de peur, ces hameaux se sont vidés et ont laissé place aux groupes armés”, se remémore notre guide.
Cauchemar de l’exode, rêve du retour
Mais depuis que la paix est revenue, de plus en plus de familles nourrissent le rêve d’un retour sur leurs terres, même si déjà certaines ont procédé à la réhabilitation de leur maison et s’y sont installées. D’autres reviennent épisodiquement pour retravailler la terre abandonnée de longues années durant. “Aujourd’hui, nous sommes en quelque sorte emprisonnés dans des logements en ville. Tout le monde veut revenir. Déjà quelques familles de Tazrout Sidi Aïssa ont retapé leurs maisons et s’y sont installées. Elles se débrouillent comme elles peuvent et attendent un geste de l’État”, explique notre guide, comme pour signifier que l’écueil reste l’absence de commodités et de moyens.
“Vous êtes enfin venus nous voir. Je crois que vous allez nous aider. Est-ce que les chantiers vont bientôt commencer ?”, nous lance un berger qui gardait son troupeau près de Sidi Sellam. “Inch’Allah”, lui répond notre guide. “À l’époque, dans ce hameau, les paysans travaillaient leurs terres. Ils cultivaient la pomme de terre, les haricots verts, la laitue, les fèves et bien d’autres légumes. Jusqu’au milieu des années 90, ils approvisionnaient les marchands de légumes au marché de Draâ El-Mizan”, dit-il.
“Effectivement, ces petits fellahs vendaient leurs produits à mon père commerçant en ville. Je me souviens bien de leurs beaux concombres, de leurs tomates et de leurs poivrons”, reprend de son côté Aâmi Yahia, un autre guide. Il faut dire que toutes ces terres fertiles ont été abandonnées depuis près d’un demi-siècle.
Personne n’y mettait plus les pieds de peur d’y laisser sa vie. Si aujourd’hui, certains se donnent la peine de se rendre dans ces villages pour reprendre le travail, ils éprouvent des difficultés vu que rares sont les moyens de transport qui se hasardent sur ces routes en piteux état. Souvent, ils s’arrêtent au centre de Tazrout Aouadha à quelques encablures d’ici. Sous la pluie battante, de part et d’autre des sentiers muletiers, des champs de figuiers et d’oliviers s’étendent à perte de vue.
“C’est la propriété de mon frère”, dit Aâmi Boualem en montrant du doigt une oliveraie. “Il revient souvent ici. Il investit de toutes ses forces dans l’oléiculture. Plus de quatre ans plus tard, vous voyez ces jeunes oliviers ployer sous le poids des fruits. En ces temps de vaches maigres, c’est quand même un investissement rentable. D’autres comme lui ont opté pour les figueraies ou pour d’autres plantations mais aussi pour l'élevage d’abeilles (apiculture).”
Il montre ensuite des engins déployés pour ouvrir une piste forestière en contrebas de leur village jusqu’à la vaste forêt de Lalla Messaâd surplombant Lakhdaria, ex-Palestro, un territoire infesté durant des années par des groupes armés. “Durant la décennie noire, ces forêts servaient de refuge aux terroristes. Nos villages enclavés entre Aomar, Kadiria et Beggas à Tizi Gheniff étaient souvent visités par les groupes armés”, se rappelle Aâmi Boualem pour qui Tazrout Sidi Aïssa, Kachda, Aïn Laghdir et Sidi Sellam attendent leur repeuplement.
Repeupler...
En effet, si aujourd’hui, la sécurité est revenue dans ces hameaux, les commodités indispensables à une vie normale font défaut. Pourtant, ce ne sont pas les promesses qui ont manqué.
“Depuis l’adoption de la concorde civile et de la réconciliation nationale, ce sont les mêmes promesses faites par les pouvoirs publics”, dit-il. Il s’agit, entre autres, de goudronner les routes, de rétablir le courant électrique et de les aider à repeupler leurs villages. “
S’il y a une volonté de l’État pour nous aider, nous sommes prêts à repeupler nos villages et à retravailler les terres de nos ancêtres”, assure Aâmi Boualem, tout en expliquant les démarches déjà effectuées. “Nous avons eu des rencontres avec les maires qui se sont succédé à la tête de notre APC depuis le milieu des années 2000 et nous avons aussi évoqué les conditions à mettre en œuvre pour y retourner. À nos doléances, nous n’avons eu que des promesses. À ce jour, comme vous voyez, rien n’est encore fait pour prétendre à un éventuel retour vers ces villages”, explique-t-il. Aâmi Boualem n’oublie pas de nous faire part des rencontres avec le wali.
“Nous avons déjà exposé nos revendications à l’ex-wali de Tizi Ouzou lors d’une longue audience qu’il nous a accordée et qui s’est achevée tard dans la nuit. Pas plus tard que la semaine dernière, nous avons demandé une autre audience au nouveau wali pour lui rappeler que nous avons signé des engagements pour retourner dans nos villages si et seulement si l’État répondait à nos doléances”, précise encore Aâmi Boualem, qui souhaite que leurs appels aient un écho favorable auprès des autorités d’autant plus que cette région est déclarée zone d’ombre.
Les habitants de ces lieux oubliés espèrent aussi qu’un programme spécial d’aide à l’habitat rural leur soit accordé. “Nos maisons sont pratiquement inhabitables et anéanties. Si vraiment, on donne de l’importance au repeuplement de tous ces villages de zones d’ombre, il est important d’accorder une enveloppe financière équivalente à celle destinée à l’habitat rural pour aider toutes les personnes qui souhaitent s’y installer de nouveau. Vous verrez une zone lumineuse au lieu de zone d’ombre”, ironise notre interlocuteur.
En dépit du manque de commodités dans ces hameaux, les champs cultivés et entretenus pour lesquels les fellahs de cette contrée dévastée accordent tant d’importance et d’amour prédisent des lendemains meilleurs pour peu que les moyens suivent.
“Chaque jour, des lopins de terre sont défrichés et travaillés. C’est de bon augure pour le retour des personnes ayant fui Tazrout N’sidi Aïssa, Aïn Laghdir, Kachda et Sidi Sellam depuis déjà un quart de siècle”, espère Aâmi Boualem. Les autorités vont-elles exaucer leurs vœux ? Dans tous les cas, ces populations paysannes, qui avaient résisté jusqu’au jour où il ne leur était plus possible d’y vivre, veulent ressusciter leurs hameaux fantômes, mais qui ne manquent pas de beauté.
Reportage réalisé par : O. GHILÈS