Hirakistes de la première heure, ils ont, petit à petit, pris leurs distances par rapport à l'insurrection citoyenne. Leur enthousiasme des premiers mois étant supplanté par le doute et le scepticisme, ils ont fini par déserter les marches du vendredi. “Liberté” leur a donné la parole pour expliquer leur désenchantement...
Attablé dans une cafétéria au coin d’un quartier, Hamid sirote son café. Les gorgées sont espacées, le geste lent et les paupières lourdes, cachant un réveil tardif. Les clients occupent doucement, et sans bruit, les lieux légèrement embrumés par la fumée de tabac et la vapeur qui monte de la cafetière sifflante. La rue Hamani (ex-rue Charras), au cœur de la capitale, se réveille lentement sous un ciel bas et gris. Excepté deux ou trois cafétérias, un kiosque à tabac, tous les commerces, le long de l’artère attenante à la célèbre rue Didouche Mourad, restent fermés. C’est vendredi. D’une voix faible et éraillée, sous une moustache grisonnante, Hamid, la soixantaine passée, prédit de la pluie. Derrière le comptoir, un employé acquiesce et fait savoir que le bulletin météorologique de la veille a annoncé un temps instable avec quelques probables averses. Hamid y voit aussitôt une mauvaise nouvelle. “Le ciel n’est pas pour arranger les affaires du Hirak”, ironise-t-il.
“Je ne crois pas qu’il y aura beaucoup de monde, avec un pareil temps, dans les marches d’aujourd’hui”, pronostique cet ancien ingénieur au ministère du Commerce, aujourd’hui à la retraite. Attablé, dans un coin de la cafétéria, un autre client se mêle à la discussion. “La pluie va sans doute en dissuader plus d’un manifestant. Et puis, le Hirak, soyons réalistes, ne draine plus les grand’foules comme ce fut en 2019”. Le mouvement, est certes toujours “vivant”, nuance-t-il encore, mais le nombre de manifestants a diminué, constate ce client, la trentaine, au look BCBG (bon chic bon genre). “Vivant pas vivant… on ne sait plus où s’achemine ce mouvement, ni de quoi va-t-il accoucher d’ailleurs !”, renchérit Hamid.
Désenchantement !
Pis, soutient-il, “face à la rue, le pouvoir ne montre aucun signe de concession. Il est dans sa logique et poursuit tranquillement sa feuille de route. Les manifestations ne le gênent plus comme avant. Pour preuve, le président Tebboune a annoncé la tenue d’élections législatives anticipées le 12 juin prochain”, analyse Hamid, sur un air, un tantinet de désillusion. Il avoue lui-même ne plus participer aux marches hebdomadaires.
“J’ai marché pendant plus de sept mois en 2019. La foule, fougueuse, était immense, l’espoir était permis…”, rappelle-t-il, quelque peu nostalgique. Pour ce sexagénaire, le mouvement citoyen, tel qu’il est configuré actuellement, ne lui paraît pas faire le poids. “Le rapport de force n’est pas en faveur du Hirak”, assène-t-il, en estimant que la formidable insurrection du 22 février a raté une étape “cruciale”.
De quelle étape s’agit-il ? “L’organisation…l’organisation…”, martèle-t-il. Le retraité soutient, dans le même ordre d’idée, que le mouvement populaire se réduit désormais à une “masse populaire” où tous les antagonismes s’entrechoquent et s’entremêlent. “Il y a vraiment de tout dedans”, poursuit-il, pensant, avec scepticisme, que sans structure, le Hirak n’ira guère loin. Et d’ailleurs, ajoute-t-il, “même le pouvoir a compris que ce mouvement, en l’absence d’organisation, ne pourra peser sur le cours des choses”. La matinée tire à sa fin et le patron des lieux prie les clients de finir leurs consommations. Il s’affaire maladroitement à ranger ses vieilles tables noircies par les salissures de vieux marc. Les clients commencent aussitôt à quitter la cafétéria. Il est midi passé.
Quelques minutes seulement nous séparent de la grande prière du vendredi. Dans le ciel d’Alger, les nuages sont lourds et menaçants. Les averses annoncées ne sont toutefois pas encore au rendez-vous. Un hélicoptère de la police tournoie déjà dans le ciel, au-dessus des terrasses des immeubles dont les persiennes sont fermées pour la plupart. Un vent léger et frais agite un drapeau national déployé sur un balcon. Au sol, une imposante escouade des forces antiémeute en uniforme à double épaisseur est déployée le long du célèbre boulevard Didouche Mourad. Casques vissés sur la tête, bouclier dans une main, matraque, dans une autre, les dizaines d’hommes en bleu, des jeunes dont la majorité ne dépassant pas la trentaine, s’alignent fermement sur les deux côtés de la rue, tandis que les derniers camions d’acier blindé manœuvrent pour stationner, parfois, à même le trottoir. Pas une voiture ne circule.
Quelques citoyens, en petites grappes, en famille ou en solitaire pressent le pas et se dirigent vers la célèbre mosquée Errahma, non loin de la rue Victor Hugo, lieu emblématique d’où s’ébranle, depuis trois ans, chaque vendredi, la marche populaire. Sur place, des dizaines d’autres citoyens forment un bouclier en demi-cercle autour des fidèles qui se prosternent, à même la rue, et accomplissent la grande prière hebdomadaire. Drapés de l’emblème national, pour les uns, munis d’écriteaux et de banderoles, portant les slogans du Hirak, pour les autres, des femmes, hommes, jeunes et même des enfants attendent la fin de la prière pour entamer la manifestation.
L’image est saisissante. “Qu’il l’eût cru ! pendant que certains font la prière, des femmes, tout autour, soigneusement coiffées et maquillées, attendent que le muezzin finisse la prière !”, fait remarquer un confrère. 13h30, un premier fidèle se lève et quitte son rang. Le fameux slogan “dawla madaniya machi askaria”, retentit et déchire le ciel. Les drapeaux sont déployés, les écriteaux brandis, la marche s’ébranle bruyamment vers l’autre emblématique place de la Grande-Poste, lieu de convergence de tous les cortèges humains arrivant habituellement des quartiers populaires de Bab El Oued, à l’ouest, et de Belouizdad, à l’est.
“Structuration”
Des passants et beaucoup de curieux, en retrait, observent de loin la procession qui progresse au milieu des services de sécurité. La trentaine passée et loin derrière, Sihem descend tranquillement la rue Didouche Mourad, l’air désinvolte.
Employée dans le secteur des énergies, elle ne participe pas à la marche d’où fusent les slogans habituels du hirak. Contrairement aux vendredis précédents, Sihem ne veut pas se mêler à la foule. “J’ai participé au mouvement du 22 février pendant plusieurs mois. Je ne ratais aucun vendredi et prenais part, également, aux marches des étudiants, les mardis. Aujourd’hui, je ne retrouve plus mes marques dans ce mouvement”, déplore-t-elle, visiblement découragée. Les raisons de son retrait sont multiples. Pour elle, sans organisation et sans structuration, le mouvement citoyen du 22 février 2019 ne mènera nulle part. “Le Hirak, hélas, fait du surplace. Je ne crois pas que ce mouvement populaire atteindra ses objectifs s’il continue sur ce même mode de fonctionnement. On marche par milliers une fois la semaine, on scande des slogans antisystème dans les rues d’Alger, et ailleurs dans le pays, et on rentre le soir bredouille et tranquillos chez soi. Ça n’avance pas…”, regrette-t-elle. Militer, pour Sihem, exige plus que cela.
“De la rigueur, du souffle et surtout de l’organisation”, dit-elle. “Tout ce mouvement reste une belle énergie mais qui malheureusement manque de prolongement politique”, analyse-t-elle encore, préférant plutôt être dans des actions mieux organisées et concertées avec des objectifs précis et atteignables. La jeune femme fait partie du comité de soutien d’Ali Ghediri, général-major à la retraite, ex-candidat à l’élection présidentielle avortée de 2019 et en détention provisoire depuis 21 mois pour ses critiques contre le défunt général-major Gaid Salah. “C’est ma façon de militer, pas seulement en faveur de Ghediri, insiste-t-elle, mais pour une justice libre et indépendante”. “Je me sens plus utile dans ce cercle de soutien, et puis…il me semble qu’il y a beaucoup de manipulation aujourd’hui dans ce mouvement populaire”. Sihem en veut pour preuve, l’apparition de nouveaux slogans “douteux”, depuis le retour des marches. “Depuis la reprise du Hirak, des forces occultes, Djmaate Rachad and cie, dit-elle, ont investi les manifestations. L’apparition de slogans à caractère islamiste n’augure, à mon avis, rien de bon. Et personnellement, je ne peux pas lutter à côté de ceux qui ne conçoivent pas, par exemple, que les femmes doivent être les égales des hommes”. A l’instar de Sihem, Adila Bendimerad, comédienne et très impliquée dans le Hirak à ses débuts, s'interroge tout de même sur le devenir de ce mouvement quand bien même elle ne renonce pas définitivement à marcher aux côtés de ses concitoyens. Elle cherche à comprendre ce que le mouvement populaire est devenu depuis la reprise des manifestation, après une pause d'une année. Elle est comme dérangée par toutes le polémiques qui entourent le mouvement populaire.
A-t-il changé de nature, pourquoi certains des ses amis ne vont plus marcher le vendredi ? Autant de questions qui turlupinent l’esprit de cette hirakiste des premières heures. “Quand j'ai vu apparaître de nouveaux slogans durant les trois derniers vendredi, je me suis dis que quelque chose a changé”, constate celle qui a joué un rôle de premier plan dans les manifestations de 2019 à Alger. Avec son fameux comité des Brassards verts, elle organisait les marches à Alger. C'était elle aussi qui avait initié les débats citoyens à l'esplanade du Théâtre national algérien, connu pour ses discussions enflammées sur la nature de la révolution en cours, ses objectifs, sa stratégie et ses moyens de lutte.
Deux ans après, il y a moins de place au débat citoyen. “Je suis inquiète du nihilisme qui s'installe dans les rangs du Hirak. Nous devons faire l'autocritique et essayer de comprendre pourquoi nous ne sommes pas parvenus à faire émerger une véritable alternative au système...?”, s'interroge Adila non sans dépit. Pour elle, le changement pour lequel des millions d'Algériennes et d'Algériens sont sortis un certain 22 février ne s'est pas encore réalisé. “Le gouvernement est amorphe, en déphasage avec les aspirations portées par notre belle revolution”, fait-elle remarquer. Est-ce une raison d'abandonner ? “Non, répond-elle, nous devons poursuivre notre combat, il sera long, mais il faut que nous restions concentré sur l'essentiel”, suggère-t-elle. Gagnée par le doute, certes, mais jamais résignée.
“Je vais sortir le vendredi prochain pour voir comment notre Hirak évolue”, promet-elle. A la place Maurice-Audin, vers 15h, les protestataires de Bab El Oued, de La Casbah et de Belouizdad se rejoignent et la manifestation rassemble plusieurs milliers de personnes. Des slogans en “surabondance” s’entremêlent dans un immense brouhaha. “Chute du régime”, scande un groupe de manifestants, “Algérie libre et démocratique”, entonne un autre groupe, composé essentiellement de femmes, “Moukhabarate irhabiya”, s’écrient d’autres manifestants au milieu d’un autre groupe arrivé de Belouizdad, “Nezar, Toufik yethasbou” (les généraux Khaled Nezar et Toufik Medienne doivent rendre des comptes), clament d’autres, “Mansinach tess3inate, el youm tethasbou”, (nous n’avons pas oublié les années 1990, aujourd’hui vous allez être jugés)… autant de slogans scandés surplace, aux bruits de tambours. Une ambiance de grande fête politique !
“Diversité”
L’espace d’un après-midi, le centre d’Alger se transforme en une immense agora à ciel ouvert où tout, ou presque, est permis, ironise un journaliste. “Tant que c’est pacifique, why not !”, fait observer une jeune femme au milieu de la foule. Une image sur laquelle s’arrêtera longuement le sociologue Nacer Djabi, estimant que tout ce “grand brassage” est, en fait, révélateur d’une grande maturité politique chez les Algériens.
“Le Hirak est traversé par de multiples courants. C’est une grande tribune où cohabitent plusieurs idéologies”. “Mais au lieu de réduire ce mouvement à des courants que tout sépare, il faut, au contraire, analyse-t-il, percevoir le signe positif d’une grande diversité”. Pour lui, la sociologie du Hirak n’a pas beaucoup changé depuis le début, s’il l’on ajoute, aujourd’hui, l’arrivée de couches populaires dites “démunies”, et ce, explique-t-il, en raison de la crise socioéconomique dans laquelle s’enlise le pays.
“Le mouvement du 22 février maintient essentiellement ses revendications premières qui sont le changement du système, l’indépendance de la justice et la construction d’un Etat de droit”, affirme Nacer Djabi, en ajoutant, par ailleurs, que si les tentatives de manipulation et de récupération existent, comme il en est ainsi dans tout mouvement populaire de par le monde, “il ne faut pas les surdimensionner”. “Je pense qu’il est exagéré de dire que le Hirak est ouvert aux quatre vents ou soumis à toutes les manipulations de tout bord. C’est insulter l’intelligence des Algériens”, dit-il. Pour lui, s’il est vrai que le mouvement populaire a vu ses rangs se rétrécir quelque peu, il n’en demeure pas moins qu’il maintient toute sa vitalité et toute sa dynamique nécessaires actuellement puisque le seul rapport de force, face au pouvoir, c’est la rue qui l’impose. “Le hirak maintient son souffle, dans sa globalité. Il est encore là, vivace et étincelant”, dit-il, en dressant, à l’opposé, le profil du manifestant “au court souffle !”. “Une partie des démocrates, je préfère plutôt user du mot : classe moyenne citadine, semble légèrement timorée et prise de doute. Elle se convainc, à tort, que le Hirak est manipulé. Ce qui est totalement faux. Le Hirak est un terrain de lutte extraordinaire, une grande tribune à ciel ouvert où tous les Algériens sont représentés, avec leurs diversités”. à l’inverse de ceux qui semblent gagnés par la résignation et le doute, à l’image de Hamid, le trentenaire au look BCBG, Sihem et Adila, Nacer Djabi nuance et positive. “Au lieu de crier à la manipulation, (les démocrates) feraient mieux de se battre pour leurs idées et leurs idéaux en investissant le terrain”, affirme encore le sociologue qui, par ailleurs, appelle à “un saut qualitatif”, du mouvement insurrectionnel du 22 février. “Je pense qu’il est grand temps d’aller vers cette organisation capable de capitaliser toutes les synergies au sein du Hirak et leur donner un contenu politique clair et pertinent”, affirme le sociologue. Mais les interrogations persistent…
Réalisé par : Karim Benamar