Le chef-lieu ressemble à un village enclavé. Pour ses habitants les plus âgés, cette commune qui a vu naître Krim Belkacem et a sacrifié un millier de ses enfants pour la libération du pays n’a pas beaucoup changé depuis la guerre d’Indépendance.
Aït Yahia Moussa, commune martyre, est entièrement zone d’ombre”, clamait Rabah Hamitouche, le maire sortant d’Aït Yahia Moussa, devant Brahim Merad, médiateur de la République, qui effectuait une visite dans les zones d’ombre à Tizi Ouzou en novembre 2020. L’entretien qui s’ensuivit ce jour-là entre les deux hommes donnait la mesure nette que cette commune rurale, créée par décret présidentiel en 1971, évolue tout simplement en marge de ce que l’on appelle communément le développement.
Traversé par la RN25 qui relie Draâ El-Mizan à Tizi Ouzou, le chef-lieu d’Aït Yahia Moussa ressemble plus à un village enclavé. Pour les plus âgés de ses habitants, cette commune qui a vu naître Krim Belkacem, le signataire des Accords d’Évian, et a sacrifié un millier de ses meilleurs enfants pour la libération du pays, n’a pas beaucoup changé depuis l’époque de la guerre. “Notre commune est oubliée”, s’exclame Essaïd, un fils de chahid. “En 1971, lorsqu’Aït Yahia Moussa a été érigée en commune, j’avais 22 ans, aujourd’hui, 51 ans après, rien n’a changé dans ce chef-lieu. Ma mère, veuve de chahid, et des centaines d’autres femmes dormaient à Draâ El-Mizan pour retirer leur maigre pension. Elles partaient à pied. Devant tant de manquements, un décret présidentiel portant sa création a été signé par Houari Boumediène.
Mais, voilà que c’est toujours une commune aux mille problèmes”, regrette-t-il avec amertume. Pourtant, se souvient-il, à l’époque de la guerre, il n’y avait pas une seule maison qui n’ait eu son lot de martyrs. “Tout le monde était mobilisé pour la cause nationale. La bataille de Vougarfène témoigne de cet engagement pour l’indépendance. 385 martyrs y sont tombés le 6 janvier 1959. La France coloniale avait mobilisé 32 000 hommes armés jusqu’aux dents et 32 avions de guerre. Mais, le fait saillant de cette bataille historique est la capture du sinistre capitaine Graziani – tortionnaire de Louisa Ighil Ahriz et de tant d’héroïnes – et du lieutenant Chassin. Ils ont été capturés vivants. Depuis, toute la zone était interdite jusqu’à l’indépendance”, raconte-t-il dépité.
Quatorze zones d’ombre recensées
Aujourd’hui, constate-t-il, le secteur de l’éducation est le seul à être développé dans cette localité qui a bénéficié d’un lycée, de quatre collèges d’enseignement moyen et de 17 écoles primaires. “En revanche, les autres secteurs sont soit oubliés, soit à la traîne”, déplore notre interlocuteur. “Notre commune compte 14 zones d’ombre. Il s’agit d’Izemourène, de Chérifi, de Tifaou, de Helil, d’Ivouhrène, d’Ath Slimane, d’Ihissithène, d’Ath Ouacifs, d’Ihamdaouithène, d’Iâmarène, d’Imoulak, d’Illounissen, d’Iaâzavène et d’Ath Abdellah”, nous affirme Boussad Chihaoui, vice-président à l’APC.
Au lendemain de l’annonce de l’initiative de recenser ces zones, les élus locaux se sentaient soulagés de pouvoir enfin répondre aux besoins les plus élémentaires de leurs concitoyens, mais ils ont vite dû déchanter. “Nous étions comme abattus lorsque l’administration nous a sommés de défalquer les PCD de 70% pour être redirigés exclusivement aux zones d’ombre. Or, nous avions cru que ces zones seraient financées sur un programme spécial. Déjà, la cagnotte allouée aux PCD est dérisoire. Lorsqu’elle est amputée de 70%, il ne reste rien pour les autres villages. Nous avons 39 villages. Que va-t-on leur offrir comme opérations avec le reste de la cagnotte financière des PCD”, s’interroge-t-il.
Selon les fiches techniques établies par les services de l’APC, ces zones d’ombre ont besoin de réseaux d’assainissement et d’AEP, du bitumage des routes, de bus pour le transport scolaire, d’aires de jeu, de la réhabilitation des écoles primaires, du captage des sources d'eau… Pour le moment, seules quelques opérations ont été concrétisées dans quelques zones. “Nous avons réalisé une conduite d’AEP à Izemourène, la réhabilitation de l’école primaire de Chérifi, l’extension du réseau électrique à Tifaou, un réseau d’assainissement à Hellil et à Ivouhrène, la réalisation d’un autre réseau d’assainissement de 1 300 m et l’extension du réseau électrique à Imoulak et à Illounissène, plus 700 mètres linéaires d’assainissement à Ath Abdellah et à Iaâzavène. C’est encore très insuffisant”, estime M. Chihaoui, qui interpelle les autorités pour prendre en charge ces zones restantes car, dit-il, elles sont marginalisées. “Même si on consacrait tout l’argent qui nous sera versé durant les cinq prochaines années, nous n’allons pas réaliser toutes les opérations projetées dans ces zones. Il nous faudrait un fonds spécial, car notre commune est la plus pauvre de la wilaya.
Elle n’a ni foncier, ni entreprises, ni zones d’activité. Nous ne résistons que grâce aux subventions de l’État”, se désole-t-il. Le plus frappant dans cette localité c’est aussi le nombre de chômeurs rencontrés durant notre virée sur les lieux. “Avec 13 000 DA, même un jeune célibataire ne peut vivre décemment. Nous vivotons avec nos parents qui n’arrivent pas à joindre les deux bouts”, nous confie Farid, coléreux. Cet ingénieur en informatique dit ne voir d'issue que de rallier l’autre rive de la Méditerranée, même à la nage. “Notre commune ne compte aucune entreprise économique, aussi petite soit-elle”, affirme-t-il.
2 000 foyers sans électricité
Même en matière de raccordement au réseau électrique, la région ne semble pas figurer parmi les mieux loties. Cette commodité fait défaut dans de nombreux villages. “L’extension des réseaux électriques est la principale revendication des comités de village. Pratiquement dans chaque village, on trouve entre vingt et trente foyers non raccordés au réseau électrique. Ce sont généralement des habitations réalisées dans le cadre de l’habitat rural”, se rappelle l’ex-membre de l’APW Saïd Bougheda. Selon M. Chihaoui, seul le raccordement des villages Hellil, Tifaou, Imoulak, Illounissen ont été livrés en attendant le dégel des autres réseaux.
Une grande partie de la commune est également dépourvue de gaz naturel, bien que les réseaux de distribution aient été livrés depuis belle lurette. Les oppositions et le retard accumulé durant des années par les entreprises font qu’une grande partie n’est pas encore alimentée, nous explique-t-on. Il s’agit, entre autres, des villages du versant ouest allant de Tachtiouine jusqu’à Chérif en passant par Ath Attela, Ivouhrène et autres. “C’est un programme qui remonte à 2012. Dix ans après, les quelques villages alimentés ne le sont que provisoirement depuis des communes limitrophes. Les autres doivent encore prendre leur mal en patience. C’est notre revendication essentielle, après les routes”, déclare Ali Ouilem, membre de la coordination des villages de la commune.
L’eau potable, le sempiternel problème
Concernant l’alimentation en eau potable, les villages souffrent en permanence de pénurie. “La conduite qui remplit le réservoir d’Ighil Mouhou à Tachtiouine est vétuste et l’eau pompée de l'oued Bougdoura se déverse dans la nature à cause des fuites, alors que les forages de Kantidja sont souvent à sec car ils dépendent de l’écoulement de l'oued Boghni. À cause de la sécheresse, on craint déjà le pire pour l’été. En outre, les habitants de Tafoughalt et d’Imzoughène sont mal approvisionnés à partir de Draâ El-Mizan”, explique Mohamed, un autre membre de la coordination des comités de village de la commune. Conséquence : même en hiver, les habitants de cette commune ne reçoivent l’eau qu’une fois tous les 20 jours pour certains, deux mois pour d’autres. Les habitants sont contraints de recourir à un approvisionnement par citernes qu’ils acquièrent à 3 000 DA. “Pour le versant Ouest, la solution est de refaire de fond en comble un tronçon d’environ 800 mètres linéaires entre les forages de l'oued Bougdoura et le réservoir d’Ighil Mouhou”, estime M. Chihaoui. Les membres de l’exécutif communal souhaitent que leur commune soit alimentée à l’avenir depuis le barrage de Souk n’Tléta.
Les habitants se plaignent aussi de l’absence de toute structure de sécurité. Le projet d’un siège de sûreté urbaine a été lancé avant d’être abandonné, soutiennent les membres de l’exécutif communal, qui disent également être confrontés à un épineux problème dans la gestion du ramassage scolaire. Manquant de bus, l’APC signe des conventions avec des transporteurs privés qui font monter la dépense jusqu’à deux milliards de centimes par an. “C’est un casse-tête quotidien”, note un vice-président à l’APC. Pour ce dernier, la liste des insuffisances est encore longue. Il cite, entre autres, le réseau routier qu’il dit complètement délabré. “Pratiquement tous les chemins communaux menant vers les villages sont en piteux état”, dit-il, non sans interpeller pour une énième fois la direction des travaux publics à ce sujet. “Il faudrait un budget colossal pour sa restauration et l’APC n’a pas de moyens pour prendre en charge même un kilomètre de bitume sur son budget, qui est déjà englouti par les zones d’ombre”, enchaîne M. Chihaoui, avant de détailler la vision de l’exécutif communal issu des élections locales de novembre dernier pour tenter de rattraper un tant soit peu cet énorme retard qu’accuse la municipalité. “Nous réitérons notre demande pour le déclassement d’une partie des terres forestières afin d’y implanter les projets d’utilité publique. Nous devons même aller à la rencontre du président de la République, parce que c’est une priorité pour tout développement”, soutient-il, tout en insistant également sur la nécessité de transformer les locaux dits du Président en polyclinique qui sera dotée d’une maternité rurale en vue de soulager les parturientes qui se déplacent jusqu’à Draâ El-Mizan ou encore jusqu’à Tizi Ouzou pour un accouchement.
“Il est aussi question de revoir le plan d’aménagement du chef-lieu car celui-ci est entièrement délaissé”, annonce M. Chihaoui, avant d’émettre le souhait d’obtenir l’aide des autorités de wilaya et des hautes autorités du pays qui, dit-il, doivent consacrer un programme spécial pour sortir cette commune de 28 000 habitants de son enclavement et de son sous-développement. “En somme, notre commune a besoin d’un plan Marshall”, conclut ce membre de l’exécutif communal.
Par : O. Ghilès