Rentré au pays après 28 ans d’exil au Maroc, celui que nombre de jeunes découvraient à peine six mois plus tôt, venait d’être assassiné à la Maison de la culture d’Annaba.
Il faisait chaud en cette matinée de juin 1992 lorsque brusquement, la télévision publique et la radio suspendent leurs programmes pour diffuser des versets coraniques. Les Algériens, dont c’étaient les seuls canaux d’information, se surprennent à revoir des images qu’ils avaient déjà vues lors de la mort de Boumediène, plus d’une décennie plus tôt. Mais l’information commence à circuler de bouche à oreille : “On a assassiné Mohamed Boudiaf à Annaba.”
Le choc est terrible pour la population, particulièrement les jeunes, surtout après le visionnage des images diffusées par la télévision. Rentré au pays après 28 ans d’exil au Maroc, celui que nombre de jeunes découvraient à peine six mois plus tôt venait d’être assassiné par sa garde rapprochée à la Maison de la culture d’Annaba lors d’une réunion de cadres. Depuis, l’image est passée à la postérité : c’est au moment où il dissertait sur la religion — lui qui connaissait sur le bout des doigts le Livre saint et dont il estimait qu’il n’avait pas de leçon à recevoir de personne sur la question — et sur le retard accusé par le pays en matière de sciences, qu’une grenade éclata avant qu’un homme, sorti de derrière le rideau, le crible de balles.
Un historique, d’une rare probité, un impénitent démocrate à la vision résolument tournée vers la modernité venait de mourir sous les balles des siens, dans l’Algérie indépendante, alors qu’il avait échappé à celles du colonialisme. Mais aussi, la fin d’un rêve et d’un espoir qu’il avait pu susciter en peu de temps auprès de ses concitoyens, pris en tenailles entre un islamisme envahissant qui venait de s’adjuger les élections législatives et une grave crise économique rythmée par des pénuries en tout genre.
Malgré les circonstances particulières dans lesquelles il est arrivé à la tête de l’État, en janvier 1992, après l’arrêt du processus électoral, en dépit du handicap de l’illégitimité et d’un éloignement du pays durant 28 ans, Mohamed Boudiaf, opposant au régime dès l’indépendance, réussit en peu de temps ce que ni ses prédécesseurs ni ses successeurs n’ont réussi : s’affranchir du carcan étouffant du système en optant résolument pour la rupture avec la culture et les pratiques qui ont constitué la clé de voûte du pouvoir dès l’indépendance.
Dans un langage populaire sans langue de bois, il déclinait, dès sa prise de fonction, sa vision de l’Algérie, mais aussi les réformes qu’il comptait engager.
À commencer par l’école qu’il qualifiait de “sinistrée” ou encore le FLN qui devait être, selon lui, placé au musée. Après avoir envoyé des centaines d’islamistes radicaux dans des camps au Sud, mesure controversée alors, il s’attaque au sulfureux dossier de la corruption dont on mesure aujourd’hui l’ampleur. Mais c’est probablement sa propension à prendre ses distances vis-à-vis des “décideurs”, comme il les appelait, sa popularité grandissante qu’il commençait à engranger, l’hostilité que lui affichaient les islamistes qui le qualifiaient sous le vocable de “Boudiov” et sa décision de lancer un grand parti politique qui lui a attiré les inimitiés. Privé de grands soutiens, il finit par être assassiné. Et à ce jour, malgré les conclusions de l’enquête engagée par le gouvernement, nul ne sait avec exactitude les tenants et les aboutissants de son élimination. Des proches à lui et une partie de la mouvance démocratique vont tenter de perpétuer son combat et de réclamer la vérité sur son assassinat.
En vain. Immortalisé par une chanson de Matoub Lounès, Mohamed Boudiaf, symbole d’une certaine idée de l’Algérie, celle-là même qui se confond par certains aspects avec celle que réclamaient des millions d’Algériens dès février 2019, incarne le rêve brisé d’une Algérie démocratique.
Karim K.