L’Actualité NACÉRA HADOUCHE, AVOCATE ET MILITANTE DES DROITS HUMAINS

“La première violence contre les femmes est d’abord dans le discours”

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Samir LESLOUS Publié 08 Mars 2022 à 22:07

© D. R.
© D. R.

Liberté : Selon le collectif “Féminicides Algérie”, 74 femmes ont été tuées en 2019, 55 en 2020 et 55 durant l’année 2021. Ce qui confirme que le féminicide est une réalité dans notre pays. Est-ce que vous considérez la situation comme alarmante ?  
Nacéra Hadouche : Le féminicide est le meurtre d’une femme ou d’une jeune fille en raison du fait qu’elle soit une femme. C’est un nouveau concept dans le monde que les féministes algériennes se sont approprié pour l’utiliser dans la société et les médias qualifiant l’assassinat d’une femme. Mais il n’est pas reconnu en tant que tel dans le code pénal algérien. L'Organisation mondiale de la santé (OMS) distingue quatre catégories : le féminicide intime, celui commis par le conjoint, actuel ou ancien, de la victime. Le crime d’honneur : lorsqu’une femme accusée d’avoir transgressée des lois morales ou des traditions en commettant un adultère ou avoir eu des relations sexuelles ou une grossesse hors mariage, ou même avoir subi un viol est tuée pour protéger la réputation de la famille. Le meurtrier peut être cependant un homme ou une femme de la famille ou du clan. Le féminicide non intime : est un crime qui implique une agression sexuelle ou dans lequel et à travers lequel les femmes sont explicitement visées. Le féminicide lié à la dot : il correspond à un homicide envers une femme perpétré par sa belle-famille lors du mariage, et cela est dû à une dot insuffisante. Il est fréquent particulièrement en Inde. 
Selon le concept et les catégories citées précédemment et à l’exception de la dernière catégorie, le féminicide est une réalité dans notre pays et ce, depuis la nuit des temps. Car si le mot semble nouveau, ce qu’il recouvre ne l’est pas.  
Cette réalité est plus dramatique que ce que l’on croit. Beaucoup de féminicides ne sont pas dénoncés, voire étouffés au sein de la famille, et sans parler du fait que les autorités ne procèdent pas au travail de recensement et de statistiques. À cet effet, je salue le travail du collectif “Féminicides Algérie” qui a osé briser le silence et parler de ces crimes en rendant publics régulièrement les féminicides commis et en procédant au recensement et à l’élaboration de rapports périodiques. Mais malheureusement, ces chiffres restent loin de ce que dissimule la réalité, un constat qu’Amnesty International partage également.  

Les conséquences des violences faites aux femmes ont un impact lourd sur la famille, les enfants en particulier, et cela quand elles ne finissent pas par un féminicide. Qu’en est-il en revanche des raisons qui peuvent conduire au passage à l’acte ? 
Concernant le féminicide catalogué comme crime d’honneur : lorsqu’une femme accusée d’avoir transgressé des lois morales ou des traditions en commettant un adultère ou avoir eu des relations sexuelles ou une grossesse hors mariage, ou même avoir subi un viol, est tuée pour protéger la réputation de la famille, la loi algérienne accorde des circonstances atténuantes à l’auteur du crime. Mais les conséquences sur la société sont dévastatrices, des familles entières sont détruites à jamais.    
Quant au féminicide intime commis par un conjoint : c’est une succession de violences perpétrées dans le silence et dans la tolérance en croyant que ce sont des actes éphémères liés à une situation passagère et où il suffira de prendre son mal sa patience. C’est une souffrance permanente à laquelle est soumise la victime et qui est visible, ce qui aurait pu alerter l’entourage et tirer la sonnette d’alarme avant le passage au féminicide. Dans notre société, on ne remarque pas les femmes victimes de violences conjugales ou on les ignore. Souvent, elles ne trouvent pas l’écoute nécessaire et surtout en l’absence de structures spécialisées dédiées à cette fin, et aussi pour les faire parler, les conseiller et les orienter. Et en l’absence d’une solution en amont, l’irréparable peut être commis à tout instant. Si ce n’est un moindre mal, la femme victime de ces violences est condamnée à vivre seule, livrée à son triste sort fait de souffrances et de séquelles aux conséquences irrémédiables sur sa santé impactant l’éducation des enfants.    

Certains disent que les féminicides sont le fruit de pesanteurs politico-idéologiques et sociales. Partagez-vous cette explication ?  
La première violence commise à l’encontre des femmes est d’abord un discours discriminatoire, sexiste, misogyne, précédant le passage à l’acte et le justifiant par la suite en lui donnant des relents idéologiques ou des barrières à ne pas dépasser, faites de fondements doctrinaux d’une société archaïque et conservatrice.     
La violence contre les femmes est enracinée dans les inégalités et dans la discrimination qu’elles subissent. La responsabilité des institutions de l’état est, à cet effet, entière en entretenant l’impunité et en laissant pulluler et prospérer sans inquiétude, à travers l’école, la mosquée, la télévision, ce genre de discours discriminatoire, insultant envers les femmes et incitant à la violence envers elles. Il y a ainsi de quoi pointer un doigt accusateur en direction de l’état, complice dans son laxisme et dans son discours ambigu qui ne tranche pas franchement pour une citoyenneté entière en faveur des femmes et la promouvoir.   
Je rejoins l’avis de l’universitaire et militante féministe mexicaine Marcela Lagarde qui dit : “Quand l’état est une partie structurale du problème de par sa dimension patriarcale et de par son attachement à préserver cet ordre, le féminicide est un crime d’état.” Et l’impunité n’est pas que l’absence de punition par la loi, elle recouvre également un contexte global de laisser-faire, d’indifférence, qui encourage la violence et crée un sentiment d’impuissance et d’injustice chez les victimes. 
Pour lutter contre le discours encourageant la violence envers les femmes, nous devons réfléchir du point de vue de la loi et nous battre pour qualifier de “délit” les propos haineux et discriminatoires envers elles. Comme c’est le cas pour les propos racistes et injurieux.       

Certaines militantes de défense des droits des femmes soutiennent que le code de la famille est pour beaucoup dans les violences faites aux femmes, lesquelles violences se terminent parfois par un féminicide. Peut-on savoir comment cette loi de 1984, bien que modifiée en 2005, participe à nourrir ces violences ?    
Ce ne sont pas uniquement certaines militantes des droits des femmes qui soutiennent cette idée mais la réalité sociétale le confirme vu que le code de la famille est basé sur l’inégalité et la discrimination contre la femme en la considérant mineure à vie et en consacrant sa dépendance totale de l’homme : si ce n’est pas un ascendant (père, frères), c’est son mari. L’époux est le chef de famille, c’est lui seul qui a l’autorité parentale et qui signe les papiers administratifs tels que l’ouverture de compte bancaire, le retrait de l’argent des enfants mineurs, bien que ce soit la maman qui l’a déposé de ses propres ressources ou de ses économies, de la scolarité, des loisirs, ou son descendant (son fils) quel que soit son statut dans la société ou son âge. Juste en cas de décès de son mari ou de divorce, elle deviendra émancipée. Et d’après certaines références religieuses, du fait qu’elle soit mineure, le chef de famille a le droit de la corriger et de la battre. Alors, la prévention contre le féminicide et son éradication doivent être fondées sur la réalisation de l’égalité des sexes et l’autonomisation des femmes. À cet effet, le code de la famille constitue lui-même une violence institutionnalisée contre les femmes.   

Lors d’un colloque national organisé en 2013, les spécialistes avaient plaidé pour la promulgation d’une loi spécifique et plus ferme envers les auteurs de féminicide, pour donner l’exemple. Une telle loi pourrait-elle, à elle seule, constituer une solution pour freiner ce massacre ? 
L’Algérie a ratifié toutes les conventions internationales visant à lutter contre les violences à l’égard des femmes. Et l'article 40 de la Constitution révisée en 2020 prévoit la protection par l'état de la femme contre toute forme de violence, dans tous les lieux et en toutes circonstances, mais aussi dans les espaces publics et en milieu professionnel et privé. 
La promulgation d’une loi contre les violences faites aux femmes en 2015, entrée en vigueur en 2016, est le produit des luttes menées par les femmes algériennes. Elle s’inscrivait dans le sens des recommandations de l’ONU. Bien que cette loi constitue une avancée dans notre société, elle est cependant accompagnée d’une clause de “pardon” qui met fin à la poursuite judiciaire renforce les traditions et les pratiques archaïques, les notions de hachma et de soutra. Les filles de bonne famille, pieuses et religieuses, ne doivent pas révéler les secrets de la famille et exposer leur vie privée en justice, et elles doivent reconnaître que le dépôt de plainte est une erreur survenue au moment où elles ont perdu le contrôle d’elles-mêmes et que seul le pardon leur permettra de garder leur place au sein de la famille et de la société. Du coup, l’attachement de la victime à sa vie de famille et à sa réputation dans la société, dans sa crainte d’être exclue, elle finira par pardonner, la mort dans l’âme.     
Il faudrait : 
- Mettre en place une stratégie globale et nationale de lutte contre ce phénomène, basée sur le respect et la dignité humaine. 
- Travailler à mettre en harmonie les textes de la loi nationale avec l’internationale, à l’abrogation du code de la famille et à la promulgation des lois civiles consacrant la citoyenneté à part entière aux femmes et égalitaires entre les hommes et les femmes dans le respect des droits de l’Homme. 
- Exiger l’abrogation de la clause de pardon introduite dans la loi de lutte contre la violence à l’égard des femmes et reconnaître la notion de crime féminicide dans le code pénal.   
- Imposer à l’état de mettre à disposition, que ce soit à la gestion des associations féminines ou de service public, des abris et lieux sûrs, des centres de crise, pour assurer la protection des victimes et leur prise en charge sur tous les plans, spécialement psychosocial, et leur installer des cellules d’écoute.   
- Encourager et soutenir les victimes dans leurs démarches d’engagement des poursuites judiciaires, y compris des sanctions pour les auteurs des actes de violence et fournir des réparations pour les victimes et leurs familles. 
- Revendiquer l’instauration de programmes scolaires fondés sur l’égalité et le consentement.  
 

Entretien réalisé par : SAMIR LESLOUS

 

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