Figure éclairée de l’islam, l’islamologue Ghaleb Bencheikh juge que la condamnation de Saïd Djabelkhir est l’expression de “l’obscurantisme et de l’arriération, rien d’autre”. Il appelle à arrêter de “judiciariser les débats et de criminaliser les questions relatives à la liberté de conscience”.
Liberté : L’islamologue Saïd Djabelkhir a été condamné à trois ans de prison pour offense à l’islam. Que vous inspire ce verdict ?
Ghaleb Bencheikh : Il faut arrêter en Algérie de judiciariser les débats et de criminaliser les questions relatives à la liberté de conscience. Cette manière d’agir est archaïque. Ce n’est pas à la justice de s’en mêler. La judiciarisation du débat religieux s’est imposée il y a quelques années, lorsque la justice s’autosaisissait, sur ordre de l’administration, pour sanctionner les déjeûneurs du Ramadhan. On s’est rendu compte par la suite que cela n’est pas le rôle de l’administration. De la même manière, on finira par se rendre compte que la place du débat religieux et intellectuel n’est pas dans les prétoires.
Comment interprétez-vous cette condamnation ? De quoi est-elle le reflet ?
Cette condamnation est le reflet de l’obscurantisme et de l’arriération, rien d’autre. Le sacré, devenu de plus en plus “obèse”, commence à nous étouffer. Il nous asphyxie littéralement, et bientôt nous ne pourrions plus respirer. Dans cette lamentable affaire, Saïd Djabelkhir n’a rien inventé qui ne soit connu des islamologues. Le pèlerinage à la Kaaba préexistait bien avant l’avènement de l’islam, son ancrage dans la geste d’Abraham est attesté. On n’a qu’à se référer au verset 26 de la sourate éponyme [le pèlerinage] ; il y est fait mention de ceux qui processionnent autour de la Demeure [sacrée]. Puis, avec le paganisme arabe, sa pratique rituelle s’est adultérée. Elle se serait scindée en deux formes : une pour les Mecquois et une autre pour les bédouins. Et c’est le prophète Muhammad qui les a unifiées. C’est lui qui a “islamisé”, en somme, les rites du pèlerinage devenu cinquième pilier de la pratique cultuelle islamique. C’est même Ali Ibn Abi Taleb qui, après que le Prophète rejoignit le Compagnon suprême, sous le premier califat d’Abu Bakr, dans un sermon retenu par la postérité, a affiné une bonne fois toutes les “adab al hajj”, ces convenances et la bienséance des rites du pèlerinage. C’est la fameuse harmonisation de l’attitude intérieure et extérieure du pèlerin qui est de rigueur en présence de la “courtoisie” divine.
Comprenez-vous que la justice se soit saisie aussi facilement de cette affaire ?
La plainte contre Saïd Djabelkhir a été jugée recevable car la loi algérienne prévoit des sanctions. C’est le cas de l’article 144 bis du code pénal qui punit l’atteinte aux préceptes islamiques et de l’article 2 de la Constitution sur la base duquel l’islam est la religion de l’État. Mais que je sache, l’État n’a pas de confession. Je n’ai jamais vu un État qui jeûne, qui prie ou qui va accomplir le pèlerinage. Ces deux dispositions représentent des anomalies et il faut les revoir. Leur maintien ne cadre pas avec la modernité et le progrès auxquels nous aspirons tous. L’État est le cadre dans lequel s’exerce l’autorité politique. Il est aconfessionnel. Ce sont les citoyens qui peuvent avoir ou non une pratique religieuse.
L’Administration n’est pas captatrice des consciences et n’a pas à se mêler du salut des âmes. La séparation de l’ordre politique d’avec l’ordre religieux est un acquis de la modernité intellectuelle et politique. C’est une conquête de l’esprit humain.
Comment analysez-vous l’évolution de la pratique de l’Islam en Algérie ces dernières années ?
Il me semble que nous sommes passés d’une pratique religieuse apaisée, rassérénée, élévatrice spirituellement et structurante sur le plan éthique à une religiosité aliénante. Je déplore cet état de fait. Nous pâtissons de l’obsession névrotique de la norme canonique. Et, dans un enfermement doctrinal entre le licite et l’illicite, nous aggravons l’état d’ignorance, d’illusion de la connaissance et de méconnaissance relatif à tous ces sujets. Nous mettons de côté l’intelligence de la foi, une intelligence hybride, celle du cœur et celle de l’esprit, et nous nous agrippons à une forme d’oblitération des consciences apeurées et culpabilisées.
En France, la question de l’islam agite également les débats. Comment décrivez-vous la situation actuelle ?
Le débat autour de l’islam bat son plein en France. Le sujet est d’une actualité brûlante. Depuis des années, le fait islamique est érigé comme une question épineuse et cruciale qui sature les débats sur les plateaux de télévision et dans les réseaux sociaux. Et nous assistons à un triomphe idéologique en France de l’extrême droite sur les questions liées à l’islam. Celui-ci se nourrit malheureusement des attaques terroristes répétées dont le dernier attentat à Rambouillet a encore ravivé des plaies encore béantes. Nous sommes désormais dans la fameuse tenaille identitaire, avec d’un côté la mâchoire des islamistes radicaux et des fous furieux djihadistes qui commettent l’irréparable au nom de “Dieu est plus grand”, et de l’autre la mâchoire de ceux qui disent que le choix est entre la France et l’islam. Pour eux, cette religion “invasive” est un danger mortel. Elle est la raison même du délitement de la nation française.
Le gouvernement français ne joue-t-il pas le jeu de la droite et de l’extrême-droite en proposant une loi pour conforter les principes de la laïcité, qui cible exclusivement les musulmans ?
Il faut savoir que les démocraties deviennent fragiles lorsque les échéances électorales sont proches. La prochaine élection présidentielle est dans un an. Et il faut bien que le gouvernement apparaisse comme un exécutif agissant et qu’il est aux commandes, a fortiori dans un contexte sécuritaire très tendu. La nation traumatisée est en droit d’attendre des actions concrètes. J’ai eu l’occasion de le dire : je ne suis pas pour l’inflation législative. Ce qu’il y a dans la loi du 9 décembre 1905 (sur la séparation des églises et de l’État, ndlr) est suffisant. Mais je peux comprendre que la République veuille se défendre, notamment contre les velléités séparatistes de certains groupes qui veulent vivre en marge de la société jugée permissive, dissolue et dépravée et en dehors du cadre républicain. C’est au politique de faire évoluer le droit. Simplement, il y a des dispositions dans cette loi qui interrogent, à commencer par celle relative aux certificats de virginité. Sur un autre plan, il est clair qu’il faut sanctionner – et même durement – les imams qui, dans leurs prêches, tiennent des propos antirépublicains en appelant à la haine, mais la fermeture des lieux de culte pose question. Que je sache, la responsabilité pénale est individuelle. Ce n’est pas à l’ensemble des fidèles d’être “puni”.
Pour lutter contre l’extrémisme, le gouvernement Macron pense aussi qu’il faut aller vite dans la réforme de l’islam de France, avec la mise en place d’un conseil des imams et la diffusion d’une charte de principes. Qu’en pensez-vous ?
Dans un État laïque, il n’appartient pas au pouvoir politique de réformer une religion. Quant à la charte des principes de l’islam de France, c’est une singularité injuste, mais nécessaire. Au-delà de l’oxymore, elle est injuste car on n’exige que d’un seul culte, en l’occurrence l’islam, de se conformer aux principes républicains et on ne demande pas aux autres de respecter les valeurs de la République. Mais cette charte est également une nécessité car l’opinion publique a besoin d’être rassurée dans une nation résiliente. Et, comme les hiérarques musulmans n’ont pas été capables de produire une charte à la manière de ce qu’avaient fait librement les pasteurs protestants afin de proclamer leur adhésion aux valeurs et aux principes républicains, il faut donc accepter celle qui a été enjointe par le gouvernement. Cette charte aura au moins le mérite de clouer le bec aux détracteurs de l’islam et à ceux qui pérorent sur son incompatibilité avec la République !
Concernant le conseil national des imams, je ne sais pas quand celui-ci verra le jour, surtout que le Conseil français du culte musulman (qui porte le projet) vit actuellement un nouveau psychodrame avec le retrait de quatre fédérations. Je ne suis pas sûr que ce conseil puisse sortir indemne de cette énième affaire de défiance.
Cette représentativité vacillante ne risque-t-elle pas de fragiliser davantage la place de l’islam en France ?
Assurément, oui. Je le pense. Nous avons certains hiérarques musulmans autoproclamés. Alors qu’ils sont incompétents. Ils veulent juste être des notables au détriment de la dignité des musulmans, sans aucune connaissance du fait islamique et encore moins une quelconque maîtrise de l’islamologie, sans parler de la théologie. Tout comme il est paradoxal de voir des responsables du culte islamique s’opposer à l’influence des États étrangers et dénoncer leur ingérence sur la pratique du culte en France, mais en même temps s’accommoder de l’islam consulaire.
Avez-vous été consulté personnellement sur la réforme ?
Il faut savoir que je préside une fondation laïque reconnue d’utilité publique. Elle œuvre uniquement dans les champs de l’éducation et de la culture avec des dimensions sociale, philanthropique et humanitaire. Nous ne nous occupons pas du culte proprement dit et des pratiques religieuses. J’ajoute que, à titre personnel, j’ai de sérieuses réserves sur le mot “réforme”. J’ai toujours parlé de refondation de la pensée théologique et du renouvellement de l’exercice de la raison. Actuellement la Fondation est la seule institution du PIF (Paysage islamique français) qui travaille et qui produit. Nous avons un rapport d’activité et nous organisons des universités populaires itinérante et digitale. Notre campus numérique se veut le site francophone de référence sur le fait islamique. C’est pour faire pièce aux imams et cheikhs google 2.0. Nous débattons, nous agissons et nous octroyons des bourses aux étudiants. Je pense que par la culture et surtout par l’éducation, on doit et on peut aplanir toutes les difficultés inhérentes à la présence de l’islam en France.
Pour cela, il faut insister sur l’instruction, l’acquisition du savoir et la connaissance. L’inclination pour les valeurs esthétiques, les humanités, les belles lettres, les beaux-arts, la poésie, la musique et l’ouverture sur le monde sont les meilleurs antidotes à l’extrémisme et au fondamentalisme
Propos recueillis par : SAMIA LOKMANE-KHELIL