Aux Algériens on a tout pris, la patrie avec le nom
“Le combat algérien”, Jean Amrouche, 1958
La science sociale doit analyser la logique de la lutte pour le pouvoir symbolique de nomination (ou de constitution d’institution) qui contribue à faire de la réalité sociale en la nommant “Sociologie”, Pierre Bourdieu.
Par : Hend Sadi
Agrégé de mathématiques et militant démocratique
La terminologie relative aux constructions idéologiques, au droit, aux sciences sociales,... est rarement consensuelle ou figée dans le temps. Sans cesse revisitée, elle est source de querelles comme en témoigne abondamment l’époque que nous vivons.
Dans cet article, il sera question principalement des appellations Maghreb, Maghreb arabe, Tamazgha et Afrique du Nord. Le propos sera éclairé par des références au contexte identitaire de la région, et tout spécialement le contexte algérien qui est aujourd’hui marqué par une effrayante régression. En particulier, je réponds ici aux arguments avancés par Ali Bensaad suite à un bref commentaire que j’ai fait sur une de ses publications. Dans la liste qu’il retient, donnée ci-dessous, lui n’inclut pas l’appellation “Maghreb arabe”, par ailleurs communément et officiellement employée.
Mais affirmer, comme le fait Ali Bensaad, que le terme “monde arabe”, “Maghreb” ou “monde arabo-muslman”recouvre et identifie uniquement une réalité géopolitique et ne recèle aucune dimension ou référent ethnoculturel semble ignorer “la logique de la lutte pour le pouvoir symbolique de nomination” et, surtout, que ce pouvoir de nomination “contribue à faire de la réalité sociale en la nommant”.
Globalement, la terminologie relative aux constructions idéologiques, au droit, aux sciences sociales,... est rarement consensuelle ou figée dans le temps. Sans cesse revisitée, elle est source de querelles comme en témoigne abondamment l’époque que nous vivons. Il est aujourd’hui communément admis que le contrôle de la terminologie est une donnée essentielle. La formule attribuée à Lénine le dit joliment : “Faites-leur avaler le mot, ils avaleront la chose”.
Dans le cas algérien qui nous occupe, la situation se complique du fait que le problème est de surcroît piégé par la question identitaire qui mine le pays pour n’avoir pas été réglée, ni abordée dans la sérénité.
Les premiers textes fondamentaux adoptés après l’indépendance se passent de commentaires : la première Constitution de 1963 dote l’État d’une religion, l’islam et d’une seule langue nationale et officielle, l’arabe qui “ tire sa force spirituelle de l’islam”. Son article 2 affirme que l’Algérie “est partie intégrante du Maghreb arabe et du monde arabe”. Les mots berbère ou amazigh en sont bannis. Il en ira de même avec la Charte d’Alger de 1964, texte d’orientation fondamental adopté par le parti unique FLN, qui préfère parler de “serfs des colons romains” libérés par l’islam plutôt que d’Amazighs et qui salue le “véritable héros que fut Jugurtha” quelques lignes seulement après avoir défini sans nuance aucune le peuple algérien comme exclusivement “arabo-musulman”.
“Afrique du Nord” ou “Maghreb” ?
Opter pour l’un ou pour l’autre renvoie à des choix implicites sur lesquels il convient de lever le voile. Dans l’approche de cette question, il est difficile de s’affranchir de préjugés prégnants qui n’épargnent personne. Comment sortir indemne du matraquage, du sectarisme et du déni furieux qui ont présidé au traitement de la question identitaire au plus haut niveau de l’État ?
L’appellation “Maghreb”, figée dans la langue arabe où elle est énoncée, est utilisée comme nom propre et donc invariable même quand il est repris dans les autres langues. On ne peut donc nier l’existence d’un référent ethnoculturel évident à travers le choix de ce nom qui est issu de la langue des envahisseurs, l’arabe, et non de la langue autochtone, l’amazigh.
Mais il y a mieux : si “Maghreb” peut être utilisé comme nom propre dans une langue étrangère, le français par exemple, il ne peut l’être dans sa langue originelle car ce mot en arabe désigne le Maroc. Afin de lever l’ambiguïté, les arabophones recourent à l’expression “Maγreb al ɛarabi” qui signifie “Occident arabe” pour désigner l’Afrique du Nord. Peut-on parler, encore dans ce cas, d’absence de référents ethnoculturels ?
À l’inverse, la dénomination “Afrique du Nord” qui, elle, peut être traduite, n’est enfermée dans aucune langue, fût-elle la langue autochtone. Cette expression ne recèle effectivement aucun référent culturel, ethnique ou linguistique. Sur le plan sémantique, l’expression désigne une zone géographique de la terre uniquement déterminée par rapport aux pôles du globe terrestre et au continent qui la porte. Ce n’est pas le cas du mot “Maghreb” dont le contenu sémantique (Occident) ne renvoie à aucun territoire géographique précis, il n’est caractérisant que dans un repère “copernicien” dont l’origine spatiale (le centre) serait donnée par ailleurs (ici le Hidjaz en Arabie ?). Ce mot n’attribue donc à l’Afrique du Nord aucune position géographique autonome, mais seulement un statut de satellite.
Même en gardant une centralité arabe à l’origine du repère, l’ambiguïté aurait pu être levée en parlant de Maghreb amazigh, par exemple, mais une telle idée heurte les visées expansionnistes des idéologues se réclamant de l’arabo-islamisme qui ne l’ont donc jamais envisagée. Quant à recourir à Tamazgha, qui fait référence explicitement et dans la langue autochtone au tronc humain commun dont est issu le peuple de cette région, c’est de l’ordre de l’impensable. Même en Algérie, des berbérophones courtisans du régime algérien ont dénoncé en 2021 ce terme en lequel ils ont vu un “fantasme néocolonial”.
Notons que ce statut satellitaire attribué à notre région fait écho à la démarche de Ben Badis qui propose une définition – par ricochet – de l’identité algérienne en ne désignant pas directement le référent identifiant mais en le définissant uniquement par un élément qui lui est proche, à savoir l’arabité : “Le peuple algérien est musulman et à l’arabité il s’apparente”, avait-il écrit. Outre que le caractère musulman, certes majoritaire, ne concerne pas tous les Algériens, ce trait qui est loin d’être l’apanage des seuls Algériens ne peut donc les caractériser à lui seul mais, surtout, le chef oulémiste refuse d’identifier directement son peuple autrement que par un effet de ricochet, un apparentement.
Ne doutant pas de l’identité première de leur peuple à laquelle ils adossaient leur résistance à la colonisation française, de jeunes lycéens, combattants nationalistes du PPA, ont pris le maquis en 1945 au son de l’hymne “Ekker a mmis Umaziγ !” (Lève-toi fils d’Amaziγ !). À l’indépendance, ce n’est pas cette dernière conception qui a été retenue et diffusée par l’Éducation nationale livrée aux Oulamas qui lui ont préféré la formule de Ben Badis dont ils ont abreuvé des générations d’écoliers. Certains ont toutefois pu trouver à l’expression de Ben Badis une vertu de tolérance qu’ils vantent dans la mesure où celle-ci n’est pas a priori fermée à l’amazighité ; ils opposent cette “ouverture” à la brutalité hystérique d’Ibrahimi qui déverse sa haine de la berbérité dans Al Bassaïr (contrairement à Ben Badis, Ibrahimi, lui, répugne à l’emploi du mot amaziγ).
Pourtant, plutôt qu’une ouverture, j’y décèle pour ma part un rapport honteux à l’identité algérienne que l’on aurait voulu voir fièrement et hardiment brandie au moment où naissait la nation algérienne pour la première fois de son histoire ; c’est ce sentiment de gêne identitaire, mal accepté chez nous, que vise l’adage suivant : honteux de son géniteur le baudet, le mulet à qui l’on demande “qui est ton père ?” répond : “Le cheval est mon oncle.”
Pour revenir aux appellations “Maghreb” ou “Maghreb arabe”, pour d’autres, qui s’imposeraient par leur adéquation à “une réalité géostratégique d’une période de notre histoire”, une première question se pose. Faut-il identifier par ce terme l’Afrique du Nord, même considérée à d’autres périodes, comme celle de l’antiquité alors qu’à cette époque il n’y a aucune trace d’arabité ? C’est ce que fait la Charte d’Alger qui salue l’héroïque résistance de Jugurtha à Rome juste après avoir affirmé quelques lignes auparavant que le peuple algérien était “un peuple arabo-musulman”. Cette approche s’inscrit dans la ligne adoptée par Messali (à l’époque sous l’influence des idéologues Azzam Pacha de la ligue arabe et de Chekib Arslan) dans le mémorandum qu’il adresse à l’ONU en 1947 et qui avait suscité en réaction la brochure signée “Idir el Watani” écrite par de jeunes militants du PPA, laquelle sera violemment combattue par la direction de ce parti lors de la crise de 1949.
Avant de conclure cette réflexion sur le terme Maghreb, signalons que les querelles sur ce point n’épargnent pas le monde académique. Ramzi Rouighi, historien établi aux États-Unis d’Amérique, spécialiste du Moyen-âge islamique, grand admirateur d’Ibn Khaldoun, emboîte le pas aux idéologues panarabistes dans son livre Inventing the Berbers (Invention des Berbères) en récusant l’existence des Amazighs, nom et peuple. Pour Rouighi, le peuple berbère est une fiction due à Ibn Khaldoun et l’on commettrait un anachronisme en parlant de Berbères dans l’antiquité, à ce magma sans nom qui n’est pas un peuple, il propose de lui en donner un : Mughrabi. Car il récuse avec véhémence le terme amazigh à qui il attribue, lui aussi, une origine coloniale française !
En définitive, le succès des expressions “Maghreb arabe”, “Monde arabe”, “Monde arabo-musulman” n’est pas dû à leur pertinence intrinsèque, mais à la puissance des lobbies qui imposent ces appellations parce qu’ils ont des visées hégémoniques sur nos terres. La propagation de la langue arabe étant prise en considération dès les débuts de l’islam, puis théorisée par des intellectuels du mouvement réformateur arabo-musulman du 19e et du début du 20e siècles qui ont veillé à intégrer dans le mouvement islamiste le panarabisme en prenant soin de définir de manière appropriée, références coraniques et hadiths à l’appui, ce qu’est un “Arabe” dans ses dimensions ethnique et culturelle, afin de baliser convenablement la maison islam en pleine expansion de sorte que le contrôle de cette dernière n’échappe pas aux vrais Arabes.
Certes, les visées expansionnistes ne sont pas spécifiques aux Arabes puisque déjà Saint Augustin (même lui !) se plaignait de ce que les Romains imposaient leur culture partout sur leur passage.
Mais un monde qui a été sous domination romaine, vandale, arabe, turque, française ne devient pas un monde romain, vandale, arabe, turque, français. Cette dernière appellation exprime le terme d’un processus de domination qu’elle nomme et, de ce fait même, conforte. Car si elle ne recèle aucun des référents ethnoculturels autochtones qu’elle a gommés, elle hisse très haut ceux du dominant qu’elle nomme seuls. Ces raccourcis que l’on s’autorise généralement sur le dos des dominés sont d’autant plus inacceptables qu’ils viennent renforcer un sectarisme institutionnel bien réel, fait dont on ne peut faire abstraction.
Pour conclure, disons qu’en dépit du langage employé, affranchi des tabous qui pèsent habituellement sur la question identitaire, on commettrait une grave erreur à voir dans le point de vue exprimé ici une volonté de retour à une quelconque souche “pure” comme il est dit parfois. L’auteur de ces lignes a tôt pris connaissance des mises en garde lancées par Mouloud Mammeri lorsqu’il écrivit en 1972 : “Quand l’autre nié se crispe sur tout ce qu’il croit être lui, quand il se fige dans l’opposition stérile, quand il assume indistinctement le meilleur et le pire ou le plus étrange d’une nature qu’il s’invente à rebours. […] Toutes ses énergies il les consume à demeurer. Il perd le désir et bientôt le pouvoir d’inventer. Exilé du présent, débouté de l’avenir, il recrée et mythifie un passé-ghetto qui, sous couleur de l’identifier, l’engêole.”
Il n’en reste pas moins que l’enjeu identitaire est capital en Algérie.
Commettre l’imposture de vêtir le pays d’une camisole de force arabo-islamique en guise d’identité, c’est le précipiter dans le marécage arabo-islamique où il sera condamné à vivre toutes les convulsions qui secouent cet univers. Après soixante années de persévérance jamais démentie dans cette direction, nous avons un avant-goût de ce qui nous attend avec ce qu’annoncent aujourd’hui, sur fond de régression culturelle abyssale, d’effondrement du sentiment républicain et patriotique, la destruction d’œuvre artistiques et la falsification d’archives, le délire de certains projets gouvernementaux et, plus concrètement encore, ce qu’il se passe dans nos commissariats et dans nos tribunaux.