Par : MYASSA MESSAOUDI
AUTEURE
“ La génération Hirak, avec ses démocrates, ses féministes, ses zawalia, n’est pas radicale, comme se plaisent à le répéter certains. Elle est ce qu’aurait dû être toute contestation.”
Ce dimanche, c’est Alger, Béjaïa, Oran, Adrar, et toutes les couleurs de l’autre rive à Paris. 18° et un soleil printanier qui dame le pion à une grisaille pourtant réputée obstinée et cruelle. Tant de clémence me suis-je dit est un signe des dieux. Quelque part dans l’univers un diable crève de terreur. Les diables de nos jours parlent comme des prophètes, parfument de patriotisme ou de siwak leur haleine de hyène. “N’a-t-on jamais vu une hyène devenir mouton !”, disait Kourouma l’Ivoirien.
Avant même que me rejette le serpent métallique hors des entrailles du métro, arrivent à mes oreilles le bruit et les sons du pays lointain. Ce bruit qui m’agaçait tant étant enfant et qui m’abreuve aujourd’hui abondamment de bonheur. Un bout de France est algérien à l’extérieur. Barricadée, certes, de fourgons de police et de force de maintien de l’ordre, mais la place est grande et aime honorer sa réputation de lieu contestataire.
Ils étaient tous là, les Algériens. Les laïcs universels smashant nos oreilles de rock’n’roll et de discours rappelant à la raison. “La laïcité n’est pas contre la religion, au contraire !”, disent-ils en se relayant au micro dans l’espoir de démentir les accusations d’hérésie et de trahison qu’on tente de leur coller à la peau. Les islamistes et leurs clefs du paradis accrochés en attrape-nigauds sont présents en nombre. Ils veulent rassurer qu’ils ne sont pas de dangereux fashos. Qu’il ne faut pas confondre islam et islamisme. “On commandera au nom de Dieu, et Dieu le Miséricordieux ne se trompe jamais.” Dieu ne se trompe peut-être jamais, mais vous
si ! Tant de fois vous avez eu l’occasion de contrôler le badaud, tant de fois vous l’avez conduit à l’échafaud. Vous avez descendu Dieu des cieux, pour le faire simple outil de répression.
Je poursuis ma tournée des grands ducs dans cette Algérie réinventée tous les dimanches. Je me fraye un chemin qui se moque du confinement, des consignes de distanciation et du virus mutant. L’envie de communier est ici la plus forte. Et puis l’Algérie court un danger plus grave que la Covid-19, répètent les manifestants. Je m’arrête devant un stand placardant de grandes affiches de Rachid Nekkaz, l’opposant inclassable de la révolution algérienne. Spontané, volontaire, avec un goût prononcé pour l’aventure. Son séjour en prison et ses déboires de santé l’ont propulsé en héros de la nation. Ses déclarations bienveillantes sur ses geôliers au moment de sa libération, sans doute sous le coup de l’émotion et de la fatigue, divisèrent à nouveau sur ce cas atypique de la rébellion.
Deux jeunes gens se hurlaient à la figure le cas Nekkaz. La dame jetait son arbre généalogique vertigineux de prétention à la figure du jeune militant. Nekkaz était de sa région et elle tenait à rappeler qu’il avait dévoilé les pilleurs de la nation. Droit dans se bottes, le jeune homme lui rétorquait qu’il se sentait trahi par ses déclarations jugées indulgentes envers un régime qui libère d’une main et emprisonne de l’autre.
Je m’éloigne des postillons qui s’échappent des masques malmenés par la colère. Mon regard croise celui d’une vieille dame en robe kabyle. Elle était drapée dans une étoffe avec l’emblème amazigh. Le regard droit malgré les plissures du temps. D’autres petites filles belles comme la rosée se déhanchaient, heureuses de se déguiser en habits du pays. Ici, me dis-je, point d’interrogations du type “Qui suis-je ?” ! Le disque dur du moi ancestral algérien promet d’être encore là demain. D’autres âmes désespérées par l’entreprise du déni identitaire ont ajouté un double rameau d’olivier à leur étendard séparatiste.
Ils veulent un pays à eux. Uniquement à eux. Ils ne sont pas nombreux, mais le régime s’en sert comme d’un épouvantail à la division. On les ajoute comme un poids sur la balance afin de davantage discréditer le pluralisme et l’altérité.
Différentes associations prêchant la démocratie et la tolérance s’époumonent à travers les haut-parleurs. Tel un point intergénérationnel qui tente de réaliser quelques équations originales, la vieille garde dissidente et la jeune génération se tâtent avec politesse, puis gardent les bonnes distances. Le droit d’aînesse est imprimé dans les consciences. Les vieux veulent des jeunes pour se régénérer et les jeunes veulent se faire un chemin mais sans bousculer les vieux codes de l’obéissance. Ils sont allégeance là où il faudrait être tranchant. Ils sont reconnaissance plus qu’il n’en faut. Et plus que ne mérite une génération qui refuse de poser le bilan de ses impuissances. Le militantisme, comme toute entreprise, doit dresser la liste de ses manquements, faire sienne la diversité des opinions. La génération Hirak, avec ses démocrates, ses féministes, ses zawalia, n’est pas radicale, comme se plaisent à le répéter certains ; elle est ce qu’aurait dû être toute contestation.
À l’autre bout de la place, se tient un stand peuplé de monde.
En fait, c’est une camionnette équipée d’un matériel de sonorisation flambant neuf ; un jeune homme tient un micro à la façon des stars du rap. Le verbe facile, l’imprécision aussi. Il harangue la foule d’un tas d’anecdotes et d’affirmations contradictoires. C’est la politique façon téléréalité. Les jeunes sont nombreux sur les réseaux à suivre ce type de distraction politiquement facile. Elle ne nécessite de son utilisateur qu’un bagout fleuri, affranchi de toute pensée. Sur la base de sextape et de scandales, le diseur mélange cynisme et chantage à la vie privée. L’islamo-populisme débridé prouve, une fois encore, que l’internationale islamiste dispose de solides relais en Europe. Le dit “performer” quitte la scène, entouré de ses gardes du corps pour l’extirper d’une foule friande de selfies.
Des méthodes qui, en plus d’être frappées du sceau de l’immondice, ringardisent et rendent insipide l’action des grands partis politiques. D’où cette tentation au commerce consensuel initiée par certains politiciens au détriment du bon sens.
Je ne m’aventure pas davantage dans cette place, à l’image de l’Algérie politique d’aujourd’hui. Un pouvoir absent du débat public de fond, des associations entre l’ancien et le nouveau monde, des partis politiques osant à peine se montrer. Et des islamistes qui exultent des mains tendues pour les légitimer. Cela donne un projet de société dont on peine à tracer les contours. Pourtant, le peuple est bien là ! Fidèle à son vœu de changement. Payant de sa liberté sa mobilisation. Les avocats n’ont jamais été aussi engagés face à un système judiciaire corrompu et idéologisé. Les femmes sont présentes en nombre malgré une société qui ne cesse de les malmener. La presse ouvre de plus en plus ses pages aux opinions audacieuses. Que manque-t-il pour qu’on puisse enfin amorcer la transition démocratique qui pourra mettre définitivement le pays sur les rails de l’État de droit ?
Un ami militant de longue date me rejoint place de la République. On s’éloigne un peu de la foule pour boire un café. “Comment faire pour concilier tout ce monde, dis-moi ?” “Il faut faire, c’est tout !” répondit-il.
Je souris de cet optimisme entêté. “Mon père, reprit-il, membre des tadjmaât, cherchait toujours le consentement, serait-il plus fin qu’un cheveu ; nous ne pouvons nous permettre la dissension.”
“Il faut aller voter pour les prochaines élections législatives alors ? Certains pensent qu’il ne faut pas laisser l’Assemblée populaire nationale aux médiocres et aux islamistes”, lui demandais-je.
“Non !”
Je le quitte sur cette réponse encore plus alourdie de questionnements. Ayant oublié mon livre de poche, j’ouvris mon téléphone portable pour alléger mon trajet de retour à la maison.
Sur mon fil d’actualité, je vois passer un post intéressant. Un hirakiste, jeune et brillant, attirait l’attention de ses suiveurs sur la création de deux comités : le comité de lutte contre la torture et le comité de défense des détenus d’opinion. Ils sont nés de l’expérience de changement. Enfantés par le Hirak. Ainsi, la société civile autonomisée dont on espérait tant l’émergence venait de naître sous nos yeux. Il invitait les activistes à généraliser l’initiative à tous les domaines.
À demander des comptes aux élus de la République. À réclamer la transparence en lien avec les dépenses publiques. La constitution d’un réseau social fait de syndicats, de comités de vigilance citoyenne et de collectifs associatifs formerait et préparerait à davantage d’opposition constructive et pérenne. Je l’avais, ma réponse : le changement viendra indéniablement du bas. Le peuple est désormais en mouvement sur le terrain.
Aussi, l’élite doit se mettre à niveau ou elle disparaîtra dans de terribles conditions. Ce n’est pas les exemples qui manquent.