Chercheur au Crasc et président de l’association algérienne savante d’onomastique Saso, Farid Benramdane a dirigé plusieurs travaux sur la toponymie. Il revient dans cet entretien sur les noms des lieux en Algérie, leur évolution, mais également sur la problématique de la transcription des noms à l’état civil.
Liberté : En quoi consiste le travail de votre association ?
Farid Ben Ramdane : Saso est l’association algérienne savante d’onomastique, créée à la faveur de la loi de 2012 concernant les associations. C’est la deuxième en Afrique après celle de l’Afrique du Sud. L’onomastique consiste en l’étude scientifique des noms propres.
Elle est composée de deux domaines : la toponymie, qui vient de topos qui signifie étude des noms des lieux, et l’anthroponymie vient d’anthropos qui s’intéresse aux noms des personnes. Derrière les noms des personnes, il y a les noms de familles, les patronymes, les prénoms, les surnoms, les sobriquets, etc.
Dans la toponymie, il y a aussi ce qu’on appelle les noms des cours d’eau : oued, aïn, assif, etc., appelés hydronymes. Il y a aussi les noms des reliefs : djebel, koudia, khenga… appelés oronymes. Il y a également les hagionymes, mot qui vient du grec hagios, c’est-à-dire sacré, comme sidi, lala, makam, erdjem, etc. Maintenant la science onomastique s’intéresse aussi au domaine commercial, c’est-à-dire comment nomme-t-on les produits de confiserie : chocolats, crèmes, parfums et tout ce qu’on appelle les mercatiques. Il y a un nouveau domaine qui s’intéresse au nom des domaines numériques (dz, fr…) et la pseudonymie, un domaine qui a éclaté avec les réseaux sociaux. Notre association s’intéresse donc à étudier tous les noms propres, quelle que soit la souche historique ou linguistique.
Comment décrivez-vous la toponymie algérienne ?
La toponymie telle qu’elle est aujourd’hui est un long processus. Nous avons des noms berbères arabisés et des noms arabes qui ont subi les forces d’attraction de tamazight. Si vous prenez un Oriental et que vous lui dites, par exemple, Aïn Fekrouna, il comprendra peut-être Aïn, mais il ne comprendra pas Fekrouna. Si vous lui dites khenga, il ne comprendra rien.
En revanche, dans certaines régions, le nom Menad, un nom berbère qui remonte au Moyen-Âge, a subi la morphologie du pluriel arabe, et c’est comme cela qu’on trouve des menanda.
Les recherches dans le domaine de la toponymie ne rencontrent-elles pas des difficultés ou même des blocages ?
Vous savez, nous sommes le pays qui a le plus avancé dans la recherche sur la toponymie parmi tous nos voisins, marocains, tunisiens, voire égyptiens, yéménites, etc. La toponymie est un rapport à la terre et à l’identité. Dans l’Histoire du Maghreb, c’est la tribu qui est fondatrice. C’est ce qu’on appelle l’ethnonymie, les noms des peuplements.
La cartographie militaire française a joué un rôle en cassant les noms de tribus et en les remplaçant par des noms de personnes et des noms de lieux. Avant l’arrivée des Français, il n’y avait pas wilaya de M’sila ou wilaya de Tissemsilt, mais il y avait bled Kotama, bled Oulhassa, bled houara, etc. C’étaient donc les noms de tribus qui déterminaient les territoires. Maintenant, nous avons publié beaucoup d’ouvrages sur cette question, et le premier fut publié en 1993 : c’est l’ouvrage de Foudil Cheriguen, intitulé Toponymie des lieux habités. Ensuite, il y a eu le livre de Brahim Atoui, Toponymie et espace en Algérie, et nous avons le livre testament, celui de Mustapha Lacheraf, Des noms et lieux : mémoire d’une Algérie oubliée”. Il y a aussi trois ouvrages sous ma direction dans le cadre du Crasc : Nomination et dénomination : des noms des lieux, des tribus et des personnes en Algérie ; Les Noms et des noms : état civil et anthroponymies en Algérie, et le troisième, un recueil.
2014 a vu la sortie d’un ouvrage sur les Noms propres maghrébins. Foudil Cheriguene a publié aussi deux gros dictionnaires, un travail remarquable, le premier sur l’hydronymie de l’Afrique du Nord, et le deuxième un dictionnaire de 840 pages sur les noms des lieux habités en Algérie. C’est un travail de 30 ans qui explique les noms de 12 000 lieux habités. D’ici au Salon du livre, nos deux ouvrages qui vont sortir, L’Algérie et le Nom propre et celui traitant de l’onomastique, donnent un état des lieux de la recherche. Publiés par le Crasc sous ma direction, c’est le fruit du travail de plusieurs de mes collègues.
Puisque les travaux de recherche sont là, pourquoi les autorités algériennes optent-elles pour le changement de noms de villes qui ont pourtant une histoire ? Un exemple : la ville de Laâzib, à Boumerdès, devenue Nassiria après l’indépendance. Est-ce un problème purement idéologique ?
La modification des noms est un processus naturel. Sauf qu’il y a des noms vieux de deux mille ans comme Yelel ou de trois mille ans comme wahran, pourquoi alors les changer ? Ce sont des démarches de type administratif et non de type institutionnel. Des administratifs qui gèrent un patrimoine sans se rendre compte qu’ils ont affaire à des productions originales, authentiques qui sont la survivance d’un passé très lointain. Ils ont affaire à des paradigmes identitaires ou ce qu’on appelle les paradigmes d’une Nation. Dis-moi comment tu t’appelles, je te dirai si tu es une Nation. Le grand problème, c’est l’état civil. Il n’y a pas un Algérien qui n’a pas de problème avec son nom. J’ai lu un article, une fois, sur une daïra d’Alger qui a reçu, en une année, 40 000 demandes de rectification de noms qui étaient mal écrits dans l’état civil.
Alors, nous avons publié un ouvrage en 2004 dans lequel nous avons expliqué les noms. Je m’appelle Ben Ramdane et ce nom n’existe pas dans la tradition, mais il appartient à la catégorie de patronymes créés par l’administration française. Si je prends votre nom Iouanoughene par exemple, je sais qu’il existe des Iouanoughene au moins depuis le Moyen-Âge. Je prends Gaouaoui ou Zouaoui qui veulent dire la même chose. Nous avons des traces de tribus Gaouaoui (Igawawen) qui existent au moins depuis le VIIIe siècle, etc. Donc, comme dit Mustapha Lacheraf, nous avons une société dont la filiation est établie depuis la plus haute Antiquité. Je prends par exemple Mediene : il atteste du IVe siècle et il a été latinisé en Mediensis. Je prends Feghouli qui est de la tribu des Afghoul. Je prends Belloumi qui est de la tribu de Beni louma, qui est elle-même une arabisation de Iloumene citée par Ibn Khaldoun. Madjer date du XIIe siecle ; Benflis est de la tribu Iflicen ; Benghabrit qui est de Ath Ghobri, etc.
Doit-on réhabiliter tous ces noms qui représentent notre identité ou laisser les choses en leur état puisque le changement des noms est un phénomène naturel, comme vous le dites ?
Le paysage onomastique algérien était stable avant la colonisation française. Ce que la France a apporté, ce sont des villes avec les noms de rues et de quartiers qu’elle a construits.
Mais d’une manière générale, on peut considérer la configuration nominative algérienne stable. Il y a des noms que nous prononçons tous les jours qui sont vieux de plusieurs milliers d’années. Tout le travail consiste à les recenser. Sur six ou peut-être sept millions de noms de lieux, nous n’avons recensé jusqu’à présent que 200 à 250 000. Ces noms qui sont dans l’oralité vont disparaître. Nous sommes confrontés aussi à la déformation de noms par l’administration, comme chez les Touareg qui demandent toujours le respect de la dénomination de leurs villes. In Salah par exemple ne veut pas dire Aïn Salah. Cette confusion entre “In” et “Aïn” a pris une dimension internationale avec les événements d’Aïn Amenas. Vous allez trouver dans la presse internationale ceux qui écrivaient “In Amenas” et ceux qui écrivaient “Aïn Amenas”. J’ai écrit un article sur cette histoire en 2013 et un autre article, il y a quelque mois, sur la problématique d’“Aïn” et “In”. faut-il dire In Salah ou Aïn Salah, In Mguel ou Aïn Mguel, Touggourt ou Toukourt ? “In Salah” signifie celui de Salah, mais Aïn Salah signifie le cours d’eau de Salah. La dénomination correcte de tous les lieux du Sud algérien est “In”.
Nous avons attiré l’attention en disant qu’il fallait respecter les usages autochtones, surtout quand il s’agit du Sud où les gens sont très attachés au territoire, à l’algérianité et à l’unité nationale. Concernant Touggourt, j’ai relevé huit écritures différentes. Touggourt, c’est “ga”, pas “ka”, et qui dit Touggourt dit Iguer, Ougouraren… et dès qu’il est transcrit en arabe le “ga”, qui est phonème amazigh, devient “k”. Le Journal officiel a réglé le problème pour In Salah et In Guezam, mais dans d’autres documents officiels, on continue d’écrire “Aïn Salah” et “Tamanghast”, au lieu “Tamanrasset”…
Ce problème a une dimension géostratégique, car dans la cartographie internationale, la navigation aérienne ou maritime… il y a une différence entre Aïn Guezam et In Guezam. Quand vous écrivez wihrane, Wahrane, Wehrane ou Oran, il s’agit de quatre lieux différents pour l’outil informatique. La mobilité orthographique n’est plus permise dans la mondialisation. C’est pour cela qu’il y a des standards internationaux. L’ONU a dit à tous les pays : “Choisissez le nom que vous voulez, mais choisissez une seule écriture.” On ne peut continuer à s’amuser à écrire des noms de grandes villes avec plusieurs écritures différentes. C’est une question de sécurité nationale.
Propos recueillis par MOHAMED IOUANOUGHÈNE