Par : Amin zaoui
Écrivain
J’aime ma ville. Mais cette belle ville que j’aime n’existe que dans ma tête, dans la nostalgie, dans quelques écrits, dans quelques cartes postales ou dans quelques séquences d’anciens films. Chimères. Cette ville debout dans la réalité sèche, en face de moi, avec ses rues, ses ruelles, ses places publiques, ses trottoirs et ses habitants harassés, n’a aucune ressemblance avec celle installée dans ma tête ou dans d’anciens supports intellectuels et artistiques.
Nos villes, toutes nos villes, sans exception aucune, sont tristes. Fanées. Fades. Elles sont vides, sans âme et sans charme. Il leur manque le souffle de la vie. Et je suis triste, moi aussi !
En vieillissant, les belles villes, comme le vin, se bonifient. Comme le bon vin, les belles villes ne prennent pas de rides. Centenaires, elles sont séduisantes et appétissantes. Dans d’autres contrées, sous d’autres cieux de Dieu, vieilles, les villes deviennent plus belles ; mais les nôtres vieillissent non pas comme le vin bonifié, mais comme des chaussettes trouées ! Et je suis abattu.
Fatiguées par la négligence des hommes et des femmes, l’une après l’autre, nos villes se suicident. Se jettent dans le vide, dans l’oubli. Le vieillissement des villes est un âge poétique, un âge de secrets dorés, quand les habitants respectent la mémoire des murs et les ombres des murs, les trottoirs et les places publiques, les portes et les balcons, les escaliers et les plages, le soleil et la mer. Toutes les villes — je parle des nôtres, celles descendant de l’époque coloniale, les centenaires et les antiques, celles construites à la hâte pendant soixante ans d’indépendance – sont mordues par un vieillissement ravageur. Elles sont sales, anarchiques et hybrides. Les villages envahissent les villes sur le dos des mules et avec leurs cheptels. Les villes aveugles envahissent les villages avec leurs baguettes de pain, leurs sachets de lait et leurs plateaux d’œufs ! Les sachets en plastique, de toutes les couleurs et de toutes les formes, couronnent ce qu’il reste des arbres ! Les arbres sont de moins en moins nombreux.
Les trottoirs squattés par les vendeurs de parfums frelatés, les sous-vêtements et des lunettes de soleil à bas prix ! Nous avons construit des immeubles qui se ressemblent, comme un caveau d’un peuple tout entier ! Elles sont laides, nos villes. Un urbanisme humain et géométrique chaotique et décousu. Tout ce qui a été construit à l’époque coloniale et repris comme butin de guerre par les braves révolutionnaires s’abîme. Ce patrimoine architectural s’écroule, se dégrade à une vitesse vertigineuse. Une mémoire s’éclipse. Un témoin majeur de l’Histoire meurt sous nos yeux. Tout ce qui a été construit pendant l’indépendance est déjà dégradé. Nos villes dorment tôt comme pour dissimuler leur laideur dans les plis de l’obscurité, loin de toute lumière du jour. Elles dorment comme pour ne plus se réveiller. Pour ne plus se lever par peur de l’aube. Dans nos villes, le temps est creux. Carré ou circulaire, qu’importe. Il est long et lent, qu’importe. La routine règne. Le matin ressemble au soir. L’hiver ressemble à l’automne. La nuit comme le jour. Ni jour ni nuit. Les saisons dans nos villes n’ont pas d’odeur, ni de musique, ni de forme. Les restaurants sont des lieux pour consommation pour la bouffe, des tables pour les carnivores et d’autres pour les herbivores. Les cafés sans toilettes avec des tables dressées à la hâte survolées par des nuages de mouches couvertes de poussière.
Mais pourquoi nos villes sont-elles des dortoirs ?
La ville où il n’y a pas de culture est un espace assassiné et assassin en même temps. Pas n’importe culture. La ville où il n’y a pas de théâtre est une ville sans cœur. La ville où il n’y a pas de salles de cinéma est une ville abandonnée. La ville où il n’existe pas de galeries d’art est une ville sans couleurs et sans forme. La ville où il n’y a pas de bibliothèques et de médiathèques est une ville sans poésie. C’est la culture qui fait le bonheur des villes. Mais pas n’importe quelle culture. Quand les villes tournent le dos aux poètes, aux peintres, aux cinéastes, aux musiciens, aux dramaturges, elles deviennent violentes. La ville qui répudie ses artistes demeure froide, se vide de son âme et de sa lumière.
Toute ville boycottée par le poète, par le peintre, par le cinéaste, par le musicien, par le dramaturge n’est qu’un cimetière. Jadis, dans notre village, on appelait le cimetière : la ville des morts, Mdina el-mouta. Aujourd’hui, ce nom colle bien à nos villes, celles des soi-disant... “vivants” !