En 1992, Malika Mokeddem s’est engagée en littérature avec Le siècle des sauterelles. Une écriture fluide, exquise, coulant comme une rivière qui vous emporte dans un tourbillon d’histoires humaines, de femmes avec des parcours intenses, douloureux, drôles. La richesse de son vocabulaire marque l’œuvre de Malika Mokeddem qui est médecin / néphrologue. Ce qui est regrettable c’est le retrait de la romancière de la vie publique. Elle ne publie plus, incompréhensible pour ses lecteurs fidèles, dont je suis. Elle a la stature d’Assia Djebar, en termes d’innovation stylistique avec une écriture intense quant à la psychologie des personnages, à l’art de créer des atmosphères intimistes, un talent de conteuse. Son roman le plus autobiographique est La Transe des Insoumis qui révèle l’itinéraire d’une vie de combat, la sienne. La rédaction de ce roman s’est faite dans la douleur, car Malika Mokeddem raconte la vie d’une femme qui a tout fait pour ne pas se soumettre au destin qui lui était assigné par son milieu traditionnel, loin de la vie trépidante des grandes villes. Ce roman est bâti sur une alternance de chapitres intitulés ‘ici’ et ‘là-bas’, tanguant entre les deux rives de la Méditerranée, entre l’Algérie et la France, entre Paris et Oran, entre Montpellier et Kenadsa. Ce va et vient signale un déchirement qui se transforme en acceptation de soi, en force. Les ressentiments reviennent à la surface en relation avec l’histoire douloureuse du pays durant la décennie noire. Le sommeil et son pendant l’insomnie sont le fil conducteur du récit, mais la narratrice est insomniaque, ce qui fait qu’elle cogite sur ses rapports avec sa famille et sa grand-mère qui est une figure tutélaire. Elle lui apprend la liberté d’être et la dignité d’être une femme forte dans une société traditionnelle : “Moi la tradition, j’ai toujours été contre. Je fais corps avec elle quand elle vibre d’émotion, nourrit l’esprit, enrichit la mémoire. Je l’affronte, la répudie quand elle se fige en interdits, s’érige en prison.” La jeune fille de Kenadsa lit à n’en plus pouvoir des romans en français “au milieu de l’oralité”, une solution salvatrice pour la fille révoltée qu’elle était. Les mariages arrangés ce n’est pas pour elle. Elle ne comprend pas l’interdiction pour les filles d’aller au lycée car loin de Kenadsa. Mais, elle lutte, elle travaille, elle arrache sa liberté pour pouvoir faire des études de médecine à l’université d’or : un parcours de vie. Malika Mokeddem dit la difficulté d’être une fille dans une grande ville. Elle lutte contre les préjugés sur les étudiantes qui habitent les cités universitaires. La narratrice doit convaincre pour partir étudier en France, seule. De belles pages sont livrées pour dire que l’amour ne se commande pas, qu’elle assume ses choix de vie. Réussir, devenir spécialiste en néphrologie au CHU de Montpellier, une bataille qui se gagne, un cheminement de vie d’une algérienne qui refuse le chemin pré-tracé par la tradition. Malika Mokeddem parle pour toutes les femmes qui ne peuvent s’exprimer, que la loi musèle, en montrant que beaucoup réussissent des parcours étonnants au même titre que les hommes grâce au savoir qui est “le premier exil. Unique, car irrévocable”. La lutte force au final le respect du père qui démontre une fierté affichée pour la réussite de sa fille dont le portrait aujourd’hui trône dans la maison de la culture à côté de celui d’Isabelle Eberhardt, cette femme héroïne libérée, qui fut un modèle pour la narratrice petite fille. Les origines sahariennes, celles du désert du Sud-Ouest, ont influencé son caractère affirmé et volontaire. Malika Mokeddem s’est affirmée par la défense du corps de la femme, ce qui lui semble prioritaire. De par sa sensibilité, elle met en scène des personnages féminins qui veulent être libre dans le sens positif du terme, de faire ce qu’elles veulent en matière de choix de conjoints, de concubins ou d’amis. À ce propos, la romancière cite avec brio la gouaille de la chanteuse relizanaise Remiti qui disait “le bien est une femme, le mal est une femme”, la mère du raï avait tout compris de la société algérienne. Dans Je dois tout à l’oubli, le personnage de Selma dit avec force : “Combien faudrait-il de torrides Remiti pour arracher les femmes à leurs archaïsmes.” Dans La désirante, le dernier roman publié par Malika Mokeddem, elle confirme sa démarche volontaire de casser les tabous sociaux. D’abord, le personnage de Shemsa se réfère à toutes les religions sans aucun préjugé, en se déclarant agnostique. Elle navigue au-delà des frontières nationales et des frontières psychologiques à la recherche de son grand amour Léo, ce beau blond aux yeux bleus dont le yatch s’est perdu en Méditerranée. Le récit décrit dans le même temps un imbroglio fantasmagorique : l’implication d’une mafia islamo-politico-militaire qui sévit en Méditerranée, entre les îles grecques, italiennes et tunisiennes. Le désert est présent comme celui de Libye, du Mali, une zone entre les mains de cette mafia de trafiquants de drogue sous couvert de religion, une “no man’s land” avec toutes sortes de trafics d’armes et de kif. Au-delà des états d’âme de la journaliste Shemsa, de ses secrets, de ses sentiments et ressentiments vis-à-vis de sa vie de femme libre, qui s’était libérée à Oran, de son amour pour Léo, la question des harraga du côté de Lampedusa est décrite : “Les Nord-Africains errent dans les rues ou agglutinés sur ces rochers volcaniques.” Shamsa décrit avec rage les corps des ‘harraga’ qui flottent ; elle exprime le gâchis de toute une jeunesse d’Afrique qui ne veut que vivre une vie normale, comme celle des jeunes du Nord qu’ils voient sur les chaines de télévisions. Pour Shamsa la mer est comme le sable du désert qui peut être doux mais peut se montrer dur. Malika Mokeddem parle de la détresse des femmes subalternes et des jeunes d’Afrique, de leur détresse. Tous et toutes demandent du travail, la démocratie et une vie où l’espoir ne doit pas être un vain mot. Malika Mokeddem reste une grande romancière algérienne dont les textes font date dans l’histoire littéraire de l’Algérie. Elle devrait reprendre la plume !
Par: BENAOUDA LEBDAI