“Le phénomène du départ des médecins à l’étranger est devenu un véritable fléau, et il ne faut pas se mentir, ceux qui restent ne le font pas de gaieté de cœur”, tranche dans le vif, le Dr Rachid Chahed, spécialiste en pneumologie à Tizi Ouzou.
Ce qui est devenu “l’affaire des médecins” continue d’alimenter la controverse quant à la fuite des diplômés vers l’étranger. Le débat s’installe dans l’opinion. Nombreux sont ceux qui s’emparent de la problématique. Et tant mieux. Chacun y va de sa propre analyse. C’est surtout dans la communauté des médecins que les discussions sont les plus animées. Partagés entre le difficile choix de rester et la puissante tentation de partir, la question les préoccupe.
“Le phénomène du départ des médecins à l’étranger est devenu un véritable fléau, et il ne faut pas se mentir, ceux qui restent ne le font pas de gaieté de cœur”, tranche dans le vif, le Dr Rachid Chahed, spécialiste en pneumologie à Tizi Ouzou. “Ils restent par manque de moyens ou lorsqu’ils ont des obligations familiales. C’est une réalité amère, certes, mais c’est parce qu’il n’y a rien qui retient ces milliers de spécialistes”, poursuit-il non sans regret. Si les raisons qui poussent les médecins à partir sont multiples, la lancinante question de savoir comment les retenir demeure posée.
Pour mettre fin à cette saignée, le Dr Chahed estime qu’“il faut une refonte profonde, sinon une autopsie, du système de santé moribond de notre pays. Notre système de santé est à l’agonie et il faut le révolutionner, car dans son état actuel, même si des milliards y ont été injectés, les conditions de travail et de vie des médecins sont déplorables”. Tout un programme qui est pourtant annoncé par l’Exécutif sous la pression de la crise sanitaire qui a révélé au grand jour les grandes failles de ce secteur stratégique. Cette refonte “devient de plus en plus urgente à engager” pour espérer retenir les médecins. D’autant que tous les jeunes spécialistes et praticiens, et même les anciens participent à ces concours d’équivalence qui permettent, après deux ans en tant que praticiens, de s’inscrire à l’Ordre des médecins en France. “Mieux encore, l’Allemagne est en train de recruter et sans passer par la case concours”, précise le Dr Chahed. Désabusés par l’état précaire du secteur de la santé, les médecins ne veulent pas tous partir. Il existe des praticiens qui ont fait le choix difficile de rester. C’est ce qu’affirme cet autre professeur en médecine exerçant dans le secteur public et qui a requis l’anonymat. “Il est vrai qu’il y a des médecins qui ont choisi de rester par patriotisme, par engagement parce qu’ils ont cru que la situation allait s’améliorer et que le changement se produira, mais jusqu’à quand ?” Les plus obstinés des médecins finissent par lâcher. Par désenchantement, ils peuvent rejoindre la cohorte des migrants du savoir. “Avec beaucoup d’autres collègues et amis, nous avons consenti à nous sacrifier pour notre pays, mais la question revient sans cesse : jusqu’à quand allons-nous continuer à faire des sacrifices, à nous battre pour le changement pour améliorer les choses et surtout la prise en charge des malades ?” s’interroge-t-il. “Il ne faut pas incriminer ceux qui partent car la situation est intenable”, ajoute-t-il non sans dépit.
Choix existentiel
Il est, en effet, difficile de convaincre un médecin qui achève son cursus d’études de médecine générale à 27 ans, et qui perçoit un modique salaire de 50 000 DA, de résister aux appels de plus en plus alléchants que leur offre un départ à l’étranger. “Au-delà de la question des salaires, il y a surtout la question de la qualité de vie et des conditions de travail. Le médecin est constamment écrasé par l’administration. Pour preuve, il y a des médecins qui avaient une situation convenable, mais qui ont tout laissé tomber ici et sont partis à l’étranger”, déplore-t-il. “Il y en a beaucoup qui choisissent d’autres circuits et qui partent sans tambour ni trompette”, dit-il. Cependant et face au mouvement de départ, il existe paradoxalement un mouvement de retour, certes insignifiant. C’est le cas de Samir Deriche, médecin réanimateur. Après une formation en France en 2010, ce médecin a choisi de revenir en Algérie. “Je voulais servir la médecine de mon pays. Je voulais lutter pour l’intérêt des générations à venir”, lance-t-il avec fierté. Mais cet enthousiasme a vite laissé place à la déception. Exerçant à l’hôpital de Djelfa, en 2019, le Dr Deriche a voulu faire un transfert vers Tizi Ouzou, mais son dossier a été bloqué au niveau du ministère de la Santé. Et depuis, il est sans emploi. Tenace, le docteur ne désespère pas. S’il dit garder espoir, il pose un sévère regard sur l’état du secteur. “Il y a un manque de considération pour nos compétences. Il n’y a pas de conditions optimales pour travailler. Ceux qui sont partis ont tout à fait raison de le faire”, finit-il par lâcher.
“Partir, c’est aussi une revanche contre les mauvaises conditions de travail et contre l’humiliation, dont je suis aussi victime”, a ajouté ce médecin qui estime que le secteur “est complètement mutilé”. “Vous n’avez qu’à aller dans les services pour demander aux médecins s’ils veulent partir ou rester ? La réponse sera toujours la même : partir !”, se désole-t-il. Cette tendance domine chez de nombreux médecins du pays. “L’exode des médecins algériens vers l’Hexagone n’est pas un phénomène nouveau. Si j’ai décidé de rester, c’est à cause de mes parents qui sont âgés, je ne peux pas les laisser seuls. Ce sont eux qui me retiennent, sinon, je serais déjà parti”, tance le Dr Salima G., généraliste dans une clinique privée dans la région de Sétif. Ce sentiment est partagé par le Dr Ahmed Hamza Benahcène, pédiatre libéral, dont beaucoup de ses confrères sont lassés par les conditions d’exercice du métier. “Ils ont raison de partir et de chercher une vie meilleure. Ne voyant pas le bout du tunnel, nombre de mes confrères ont choisi de partir”, confesse-t-il. Maître de conférences en gynécologie, le Dr Leïla Chouali a fait le choix de rester, tout en “comprenant et en respectant” ceux qui émigrent, mais elle regrette profondément ce mouvement de départ. “C’est une perte pour le pays.
Ce sont des médecins brillants que perd le pays.” “Moi personnellement, j’ai eu deux occasions de partir à l’étranger, j’ai été admise à un concours international euro-méditerranéen avec plus d’avantages, mais j’ai renoncé pour des raisons éthiques. En effet, outre ma situation familiale qui m’oblige à rester ici en Algérie, j’ai vu que j’étais faite pour une carrière hospitalo-universitaire dans mon pays, ce qui n’était pas assuré en France”, arbore fièrement le Dr Chouali, qui dit n’avoir jamais regretté son choix. Partir ou rester relève parfois d’un choix existentiel. “Moi, j’ai toujours eu peur du changement. Je peux dire aussi que je suis bien installé dans mon pays et je ne veux pas m’aventurer dans un autre”, confié le Dr Abdelmadjid Laouamri, délégué médical dans un laboratoire de lait infantile. En somme, comme chantait le grand Slimane Azem, poète de l’exil, “le cœur est partagé, s’il décide de partir, il veut rester, et s’il décide de rester, il souhaite partir”, pour les médecins algériens tout comme le reste des catégories sociales, leur cerveau oscille entre fuir ou rester. Mais cette hésitation est en elle-même problématique. Elle révèle une immense instabilité sociale des Algériens. Elle met en évidence une incertitude criante.
SAMIR LESLOUS ET FAOUZI SENOUSSAOUI