Chroniques

L’aigreur maquillée en passion révolutionnaire

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Kamel DAOUD Publié 03 Mars 2022 à 09:59

Par : Kamel DAOUD
Écrivain

Au début, la réaction est de l’agacement, sinon du rire moqueur face aux expressions (algériennes) les plus délurées après l’invasion de l’Ukraine : comment peut-on soutenir Poutine tout en étant un “démocrate” algérien, rêvant officiellement de liberté, de vérité et de justice ? Comment dénoncer, jusqu’à en faire un métier, les arrestations en Algérie, la répression, et à la fois applaudir le maître du Kremlin ? Parce qu’il est anti-Occidental. C’est tout. On peut même en étant algérien pro-poutine, habiter Paris, démentir ce qui se passe à Kiev et saluer Poutine sans jamais avoir habité ni subi la matraque à la Place Rouge. C’est ainsi. Sur le modèle de ceux qui sont pro-Palestiniens sans jamais avoir rencontré un Palestinien, ni avoir mis le pied en Palestine, ni songé une minute à y aller, juste user de sa télécommande et surtout croire que libérer la Palestine c’est s’attaquer en Algérie aux algériens qui ne sont pas d’accord avec soi. De l’aigreur maquillée en passion révolutionnaire.

Mais la “poutinomania” algérienne chez certains interpelle surtout sur son sens, au-delà de sa forme ridicule. Elle laisse voir un fond qui fait peur : la prédisposition, la passion intime pour la dictature. Une passion pour ceux qui exercent le pouvoir et chez ceux, certains, qui s’opposent parfois à lui. Un rêve secret pour l’autoritarisme, le parti unique, la violence contre autrui que pour le moment escamote une opposition au régime. Une reconduction du rêve de la domination au nom de l’opposition à la domination. Le Poutine en soi chez l’opposant, chez nous, se laisse parfois deviner dans le refus d’accepter la vraie pluralité algérienne, de tolérer l’opinion contraire, la critique, la liberté, de sortir de la rente identitaire, dé-coloniale ou religieuse, mais dès que l’occasion se présente, comme celle de la guerre russe contre l’Ukraine, voilà que la passion dictatoriale devient trop dévorante pour être cachée, l’amour du dictateur devient fou et public. Alors on y cède et on applaudit, car loin des bombes et des morts, loin des enjeux et des intérêts internationaux, car assis dans un café ou face à une TV ou un écran. On se montre soudain, exaltés, pour ce qu’on est : un amoureux langui de Poutine, un transi qui à la fois peut habiter Paris, jouir de la liberté en France mais saluer Poutine et hurler l’amour fou pour son armée. Une passion triste et ridicule qui laisse voir cette affligeante dépendance émotionnelle envers l’Occident comme ennemi éternel, et la passion, si bien cachée, pour la dictature qu’on oppose à une autre dictature en place. Une myopie adolescente qui laisse conclure au terrible déficit en liberté, en passion pour la liberté et en aptitude à la liberté. De la servitude émotionnelle, en somme. 
Pourquoi aimer Poutine et le crier sur les toits ? Parce qu’il tue. Est autoritaire. Ne croit pas à la démocratie. Envahit. Bombarde. Refuse l’alternance, méprise la différence et s’oppose à l’Occident. Quel Occident ? Celui où on veut vivre tout en le dénonçant, le critiquant et profitant de ses libertés. C’est ainsi : le soi-disant rêve de démocratie n’est parfois qu’un rêve autoritaire déguisé, mais il est interdit de le dire. “Ce n’est pas parce qu’on s’oppose à un régime qu’on est obligatoirement démocrate. Pourquoi avez-vous cette illusion si facile ?” interrogea, agacée, un jour l’auteur, une journaliste européenne traversée par le frisson “révolutionnaire” que procurent nos scènes numériques opposantes. Conclusion ? Ceux qui aiment Poutine ont l’amour mauvais : leur rêve de liberté se résume à voir l’Occident à genoux et se voir, eux, sur les genoux d’un dictateur exotique, rejouant le fantasme du vieux communiste, du tsariste identitaire et du suprématiste par procuration. Il faut alors, vite, relire Frantz Fanon, mais éclairé par les névroses des décolonisés ou leurs mimes.
Mais aussi une mise au point rapide : critiquer l’Occident ? Oui. Mettre le doigt sur ses contradictions et analyser ses prédations ? Oui. Se révolter contre la hiérarchisation des solidarités internationales ? Oui. S’opposer aux manipulations médiatiques ? Oui. Mais de là à aimer Poutine au nom de la démocratie, applaudir des meurtres au nom de ses frustrations, non. C’est un dictateur et si on y cède, dans l’extase détestable, c’est qu’on porte en soi un petit projet intime de dictateur. Cette passion montre ce qu’on est, pas ce qu’on tend à faire croire.
Car au-delà de ce phénomène d’amour risible, c’est tout le reste qui fait peur : on en est encore à définir, chez nous, la liberté par la frustration, la souveraineté par la haine de la France, l’intérêt par l’émotion du décolonisé en posture, Dieu par la frustration sexuelle, l’histoire nationale par les procès en trahison, le 22 Février par son propre nombril, la réussite par la défaite d’autrui, la victoire par l’aigreur et l’indépendance par la dépendance émotionnelle. On en est encore à définir nos rêves par la rancune et ses détestables alliances et non par nos intérêts communs. 
C’est le mot de la fin : nous souffrons car nos rêves ne sont pas les nôtres. Nous souffrons car nous sommes presque tous des dictateurs. Certains ont trouvé un poste et une carrière. D’autres pas encore, mais ils finissent toujours par l’avouer sans le vouloir.  

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