Culture AZIZ MOUATS, AUTEUR DES “GALETS DE SIDI AHMED”

“Le trauma colonial est une réalité sournoise”

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Samira BENDRIS OULBSIR Publié 02 Juin 2021 à 22:07

© D. R.
© D. R.

Aziz Mouats est né à Skikda en 1950. Féru de l’Histoire del’Algérie, amoureux des belles lettres, grand amateur de théâtre et de poésie, photographe-né, son parcours est des plus palpitants. Rescapé de “l’insurrection-répression” qui a sévi dans sa région natale, il est ce “défricheur de mémoire”, connu pour ses écrits journalistiques ainsi que sa dernière publication, “Les Galets de Sidi Ahmed” (éditions El-Qobia).

Liberté : Vous avez eu une enfance et une scolarité assez singulières durant la colonisation. Pouvez-vous revenir sur cette période marquante ? 
Aziz Mouats : J’ai eu une scolarité hachée. École primaire à 9 ans. Pour des raisons familiales... suite à une violente dispute avec le mari de ma mère, je quitte la maison... et le lycée. J’étais en 2e année secondaire – ex-première – et je vais travailler sur chantier. Au bout d’un an, je retourne au lycée et termine péniblement l’année. Pour la première fois, je suis admis à redoubler. C’est un choc terrible. Je passe alors plusieurs concours. Nous sommes en 1970. Je réussis au concours d’entrée à l’ITA de Mostaganem que je rejoins le 5 janvier 1971. En 1974, je soutiens un mémoire de fin d’études avec un diplôme d’ingénieur d’application. En 1984, je fais un DEA à l’université de Rennes et soutiens une thèse de doctorat en juin 1989. 

Justement, votre enfance et votre passé “tumultueux” sont en étroite relation avec votre dernière publication, Les Galets de Sidi Ahmed…
Ce livre, je le porte en moi depuis l’insurrection du 20 Août 1955. J’avais 5 ans et demi, et je voyais défiler à Skikda quelque 4 000 insurgés qui avaient passé la nuit autour de notre mausolée de Sidi Ahmed, à 4 km de la ville. Le spectacle était hallucinant, surtout au moment de l’appel au djihad, qui sera suivi par les youyous ininterrompus de mes tantes et de mes voisines. Et voilà que trois jours plus tard ce fut la fin de la récréation. À 4h du matin, des parachutistes encerclent notre mechta ; les hommes, dont mes oncles encore adolescents, sont rassemblés sous la menace d’une mitrailleuse. 86 femmes et enfants sont regroupés sous un immense olivier, et les soldats se livrent à un carnage sur nos basse-cours, avant de procéder à la démolition de nos maisons. Ces images, puis la disparition de nos hommes, ainsi que la guerre qui s’est installée avec ses exactions et ses morts ont fait de moi un témoin privilégié.

Pourquoi publier ce livre maintenant ?
J’ai tout fait pour retarder l’échéance. J’avais la peur tenace de déranger la quiétude générale. Il y a aussi cette pudeur opiniâtre du montagnard qui évite de trop se montrer ; et puis il y a eu ce dédain, voire ce mépris pour ce qui est de l’appartenance aux familles des victimes de la guerre. 
Le terme d’enfants de chouhada a été tellement galvaudé, voire pestiféré que pendant plus d’un demi-siècle nous, les orphelins de guerre, étions devenus les parias, voire les souffre-douleurs de la société. Donc, nous avons fait le choix de nous éclipser et de garder le silence sur nos sacrifices et ceux de nos parents. 
Le déclic a commencé en 1989. Je bouclais le manuscrit de ma thèse à l’université de Rennes et j’avais profité de l’incipit pour “élever une stèle à la mémoire des miens tombés au champ d’honneur”. J’envoie le manuscrit aux futurs membres du jury pour un accord préalable. Je reçois des avis favorables de tous les experts, sauf un. Il me reprochait de “profiter de l’université pour élever une stèle à la mémoire des fellaga” et s’opposait vigoureusement à la soutenance. J’étais interloqué. Je pensais sincèrement que ce travail n’avait de sens que parce qu’il ponctuait un parcours entamé le 20 août 1955. Je trouvais injuste que même dans un travail personnel il ne m’était pas permis de rendre hommage à des hommes que l’armée française avait effacés des tablettes de l’histoire : ni sépultures, ni deuil, ni reconnaissance, ni la moindre allusion. Cette amnésie savamment entretenue était absolument insupportable. Le second déclic est né en 2007, suite à la parution du documentaire de Jean-Pierre Lledo Ne restent dans l’oued que ses galets. En visionnant le film, je suis estomaqué par son contenu. 
Non seulement les images étaient orientées afin de donner l’image d’une Algérie française heureuse où les communautés vivaient en parfaite harmonie, mais le plus choquant fut cette thèse insensée du “nettoyage ethnique” dont le réalisateur en attribuait la responsabilité au FLN/ALN. Le procédé abject m’a fait réagir. Je publie dans Le Soir une contribution qui remet les pendules à l’heure. De nombreux historiens algériens et français et quelques intellectuels m’emboîtent le pas et dénoncent les dérives du réalisateur. 
Devant ce tollé quasi général, il décide d’abandonner sa nationalité algérienne et de s’installer en Israël. Enfin, l’ultime déclic interviendra suite à la découverte du drame vécu par la famille Senouci de Guerdjoum. C’est en découvrant la tragédie des frères Senouci, le grand-père et le grand-oncle de l’universitaire Brahim Senouci – l’initiateur de la pétition qui a permis la restitution des crânes des résistants depuis le Musée d’histoire naturelle de Paris –, dans cette paisible localité de la plaine de Ghriss, que je reçois comme un terrible électrochoc. Je venais de prendre résolument conscience que notre silence n’avait que trop duré. Il fallait mettre un terme à l’amnésie régnante et consigner cette mémoire. 

Que doit-on garder de ce passé colonial et comment dépasser ce “trauma colonial”, s’il existe ?
Le trauma colonial est une réalité sournoise. Rares sont les Algériens de ma génération qui ne la vivent pas dans une indicible souffrance. Le mal est tellement intime qu’il incite au renoncement et à la pudeur. 
Certaines blessures qui relèvent de l’intime sont réprimées. Il eut fallu recourir à une thérapie de groupe que notre culture et notre religion réprouvent. Alors, on assiste à un repliement sur soi-même. Que faut-il retenir de ce passé colonial, dites-vous ? 
La réponse tient en deux mots : lucidité et vigilance. Je me méfie toujours de ceux qui veulent faire table rase du passé colonial.  
Il est une amère réalité dont il faut sans cesse se souvenir, toutefois, il faut toujours la dépasser, ne pas focaliser dessus et surtout la dominer, parce que c’est nous les vainqueurs.

Aujourd’hui, nos jeunes ne veulent plus entendre parler de passé ni de guerre ; ils veulent passer à autre chose. Qu’en pensez-vous ?
Cela me fait de suite penser à la célèbre formule de Winston Churchill : “Un peuple qui oublie son passé se condamne à le revivre.” Je paraphraserais volontiers Marcus Garvey lorsqu’il affirme qu’un peuple qui ne connaît pas son passé, ses origines et sa culture ressemble à un arbre sans racines. Les deux formules sont, certes, percutantes, mais elles ne règlent en rien la problématique réelle et profonde que vous soulevez. Voilà un peuple ayant subi durant 132 ans les pires sévices et les pires massacres. Qui accomplit une véritable révolution en menant non seulement une guerre asymétrique à une superpuissance qui avait à sa discrétion tout l’arsenal de l’Otan, mais en plus il réussit la prouesse insensée de porter la guerre dans le territoire de l’ennemi. Il y a là réellement matière à être fier.

Mais  il  y  a  eu  beaucoup  de  falsification  de  l’histoire.  Comment  y remédier ?
Je ne parlerais pas de falsification de l’histoire. Il y eut tout simplement déni de l’histoire. Au moment de l’accession à l’indépendance, on s’est focalisé sur la prise du pouvoir. Le socle politique qui devait émerger du congrès du CNRA de Tripoli, qui était une sorte de parlement, s’est transformé en une arène digne des guerres de religion. Ce cuisant échec des politiques sera malheureusement suivi par une guerre des wilayas ; en fait, ce seront les affrontements meurtriers entre l’armée des frontières hyperéquipée et les moudjahidin de la wilaya 4. Cette guerre fratricide laissera sur le champ de bataille des centaines de victimes. Tout cela n’a pas permis l’émergence d’une direction homogène. La désignation dans la précipitation d’un gouvernement, d’un bureau politique et d’une assemblée nationale n’a fait qu’approfondir le fossé entre protagonistes. Comment dans ces conditions permettre aux nouvelles générations de s’approprier leur histoire ? Alors, le pays a fait le choix de ne pas parler des choses essentielles, et il a été décidé d’enseigner une histoire aseptisée, sans saveurs et sans attraits. Pendant longtemps, les rares livres d’histoire ont été bannis et donc interdits d’entrée au pays. Cela a créé une brèche dans laquelle s’est engouffrée une version aseptisée et souvent inexacte de la Guerre de libération. C’est cette histoire sans saveurs qui a rebuté les jeunes générations. Il faut y adjoindre le très fort tropisme des nombreux historiens pour le modèle français, devenu pratiquement référentiel. Dans un autre pays, la révolution algérienne, qui a marqué le XXe siècle de son empreinte, aurait produit des centaines de films et autres fictions. Je continue à me demander comment un film comme La Bataille d’Alger a été tourné. Sinon, comment intéresser la jeunesse à son histoire alors que l’accès aux archives nationales fait toujours l’objet de restrictions administratives ? 

Et si on revenait un peu sur l’affaire Lledo...
Pour moi, il n’y a pas d’affaire Lledo. En son temps, j’avais fait des reproches à ce réalisateur. Ce qui est de bonne guerre. Mais je n’ai jamais émis la moindre opposition à la diffusion de son film. La censure est l’arme des faibles. J’aurais aimé que le public algérien puisse débattre sereinement de son passé. L’offensive du Nord-Constantinois du 20 Août 1955 a, sans aucune contestation possible, permis au Maroc et à la Tunisie d’accélérer leur indépendance. Elle a aussi permis de faire la démonstration que les masses populaires étaient acquises à l’idée de la confrontation armée et qu’elles étaient prêtes à en payer le prix. Permettez que j’ouvre deux parenthèses : premièrement, pour souligner que le nombre de victimes indigènes, selon l’universitaire américain Matthew Connely qui cite des sources diplomatiques et sécuritaires US, à la fin août 1955, avait atteint 20 000 morts. Deuxièmement, afin de rappeler que la répression contre les populations du Nord-Constantinois a concerné une grande partie du peuple algérien et non pas uniquement les populations de cette région. En effet, ce samedi 20 août 1955, le paquebot Sidi Okba débarquait sur les quais de Skikda 700 immigrés qui rentraient au pays. Originaires de la plupart des régions de l’Est algérien, ces travailleurs seront conduits au stade municipal et passés à la mitrailleuse. Ainsi, sans le vouloir, Zighoud Youcef a donné un cachet véritablement national à la révolution. Donc, je ne comprends pas comment un simple documentariste puisse ternir une telle aventure humaine. La lutte du peuple algérien ne peut sérieusement être remise en cause ou altérée par les élucubrations de J.-P. Lledo ou de n’importe quel autre réalisateur. Le combat singulier du peuple algérien est bien au-dessus de toutes ces balivernes.

Aujourd’hui nos enfants fuient le pays. Comment les retenir ?
En leur disant la vérité et en leur faisant confiance.

 

Propos recueillis par : Samira BENDRIS-OULEBSIR

 

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