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Le sempiternel dialogue de dupes

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MYASSA MESSAOUDI Publié 09 Mars 2022 à 16:01

Par : MYASSA MESSAOUDI
AUTEURE ET MILITANTE POUR LES DROITS DES FEMMES

Le féminisme algérien est plus proche de l’assistance sociale que de la lutte de terrain, offensive et génératrice de chocs sociaux. Soupçonneux politiquement ou stérilement organique. Il est la cible privilégiée de toute une société malade de ses radicalisations et de ses dénuements.

Il me regarde droit dans les yeux et me dit : “Je suis d’accord avec tout ce que vous dîtes, mais soyons objectifs deux minutes, vous avez vu l’état du pays ? Vous avez remarqué la situation de délabrement général dont souffrent les Algériens ? Comment expliquer à un individu abreuvé jusqu’au morbide par une vision lugubre des femmes qu’elles sont ses égales ? Comment désinscrire la misogynie en peu de temps à un homme dont on a logé, pendant des générations, son honneur dans la chair des femmes ? Pas seulement dans ses parties intimes, mais aussi dans une mèche rebelle ou même le début d’une cheville ? L’homme algérien, durant des siècles, a eu pour compensation à sa liberté brimée le territoire féminin pour se satisfaire d’une condition masculine mise à mal par les invasions qui n’ont jamais cessé. 
Franchement, nous avons la corruption à éradiquer. L’école à redresser et à soustraire aux fous de Dieu qui envahissent les cours de recréation. Nous avons le secteur de la santé, auquel se substituent des pseudo-soins moyenâgeux à rétablir. La justice à libérer. Le système politique à refonder, alors les femmes peuvent attendre un peu pour qu’on s’occupe de leur sort. D’ailleurs, si nous réussissions à réformer tous ces secteurs, l’égalité deviendrait un jeu d’enfant. Tout s’ajustera de lui-même. Tiens, vous par exemple ! Vous êtes une femme intelligente, instruite, et vous pourriez faire beaucoup de choses pour notre pays. Je voudrais des femmes de votre trompe pour nous aider à moderniser l’Algérie et la soustraire à cette horde de barbares qui veulent l’afghaniser. Votre place est à nos côtés les démocrates, comme l’étaient les moudjahidate lors de la guerre d’indépendance. Ah ! quelles grandes dames que les moudjahidate ! Quelle fierté ! La femme algérienne est une grande battante qui a toujours été présente dans les moments difficiles pour soutenir son frère l’homme. Nos mères sont des diadèmes sur nos têtes. À vrai dire, c’est même elles qui commandent, si on y réfléchit bien. Moi, par exemple, c’est ma mère qui a choisi mon épouse. Je n’aurais jamais accepté de lui ramener une femme qu’elle n’aimerait pas. Nous aussi, on sacrifie aux désiderata des femmes. J’avais aimé dans ma jeunesse une Européenne, quand j’étais étudiant à Paris, mais j’ai dû renoncer à cet amour pour ne pas froisser ma pauvre mère après tous les sacrifices qu’elle a consentis. Non jamais, je n’aurais pas voulu intenter à nos traditions. Une Européenne ne peut pas comprendre nos coutumes ; elles sont trop libres pour nos sociétés. A moins qu’elles se convertissent !”
“Vous ne vouliez pas renoncer à l’amour de votre vie ou aux traditions qui vous font roi omnipotent au détriment des femmes. Quitte à plomber l’évolution démocratique du pays ?” lui répondis-je.  “Voyez, madame, c’est votre radicalité qui vous perdra !” 
Lui, un homme d’une cinquantaine d’années. Un professeur en médecine qui avait brigué un mandat de député. Il possédait aussi une clinique sur le front de mer d’Oran, construite avec l’argent de l’héritage dont il reçut la part de sa mère et celle double que lui allouait la loi charaïque au détriment de ses autres sœurs. Marié à une cousine enseignante qui ne travaillait plus. Il avait aussi une seconde épouse non déclarée. Une maîtresse devenue halal par la grâce d’une sourate. Il l’entretenait à coups de promesses et de voyages tantôt à Istanbul, tantôt à Paris. Avec la solennelle menace de la quitter en cas de grossesse. “Pas d’enfant ! Je veux une femme et non une mère.” 
Une femme à la carte. Une femme sans dents pour mordre la vie. Une femme objet. Une femme-cases. L’une pour le plaisir et l’autre pour enfanter. Une femme instruite, mais pas trop. Juste le nécessaire pour aider aux devoirs des enfants. Et, pourquoi pas, participer à la charge financière du foyer. Une femme pieuse pour s’assurer la fidélité et la soumission. Une autre “ouverte” aux propositions indécentes qu’on fréquente dans la clandestinité. Une femme sans droits pour ne pas réclamer. Une femme convaincue de son infériorité pour esquiver les doléances et la révolte. Une femme suffisamment islamisée pour rêver du meilleur, non pas ici-bas, mais dans un au-delà nommé paradis. D’une récompense divine pour sa loyauté dans un monde dont personne n’est revenu. Travailler à l’œil, gratuitement, des heures de tâches ingrates pour être payée en “hassanate”, comme des “likes” apposés en bas des publications sur les réseaux sociaux. 
Le certificat de virginité est devenu certificat d’absence. Absence de son reflet pour s’identifier. Absence de son corps pour être reconnue. Absence de visibilité, ou alors bien enfoulardée de la tête aux pieds. Comme une chachiya intégrale, ou n’importe quel habit religieux qui atteste d’une complète reddition au dieu que se fabriquent, régulièrement, les hommes pour s’affubler de légitimité. Surtout quand les mœurs sont défaillantes, et les prétextes légaux légion, pour justifier les meurtres et les agressions. 

L’autre dialogue de dupes
Il est jeune et porte beau. Une trentaine d’années. Ingénieur en génie civil. Une petite barbe bien taillée. Habillé à la dernière mode. Hirakiste. “Engagé, me précise-t-il, pour débarrasser le pays de la mafia et surtout se démarquer de l’ordre occidental hypocrite qui complote contre le monde musulman et piétine les Palestiniens.” Il m’énumère tous les pays du Proche-Orient tombés en ruine à cause des impies et de leurs collabos au pouvoir. Surtout les pays du Golfe. “Ils ont tous normalisé avec Israël les traîtres ! Il n’y a que l’islam pour arrêter les attaques néocoloniales. Et puis Poutine, il leur a donné une leçon. Dommage qu’il ne soit pas musulman !” “Et vous madame, vous écrivez des choses intéressantes que je n’approuve absolument pas. Je lis quelquefois vos contributions. Mais j’ai un reproche à vous faire, si vous me le permettez. Dommage que vous ne soyez pas voilée. Parce que là vous auriez été vraiment quelqu’un de bien ! Vous savez, ce n’est qu’un bout de tissu. Ce n’est rien. Wallah ghafour rahim ! Et puis les Occidentaux sont islamophobes. On doit leur montrer qui on est.”
“Et qui on est ?” lui demandais-je. “Des musulmans ! On a nos traditions et notre personnalité. Je peux vous orienter vers certains islamologues de votre niveau, pas les cheikhs Chemssou et compagnie. Je suis sûre que vous allez voir les portes du paradis s’ouvrir devant vous. Vous savez, des gens comme Tarik Ramadhan. Ne croyez pas ce qu’ils racontent sur lui. C’est un complot.”
Je lui demande s’il a une fiancée. “Bien sûr ! Et elle était comme vous avant. C’est-à-dire âryana, maintenant hamdoulillah, c’est une femme propre. Elle connaît Dieu et applique la charia !”
“Vous me voyez nue et sale ?” lui demandais-je. “Non ? C’est une façon de parler. Disons que vous êtes exposée à tous les regards malsains. Vous n’êtes pas protégée. N’importe qui peut vous ennuyer. D’ailleurs, avec le hidjab, vous êtes libre. Vous pouvez aller où vous voulez. On n’osera pas vous importuner, mais si vous êtes dévoilée, c’est à vos risques et périls.”
“Vous voulez dire que les hommes musulmans sont dangereux pour les femmes ? Qu’il suffit qu’elles ne soient pas voilées pour être 
légitimement attaquables ? La rue “arabe” serait-elle une jungle pour les femmes ? Un endroit régi par les bas instincts ?”
“Voyez, vous déformez tout ! Vous, une féministe radicale. Ça vous perdra !” me lança-t-il lui aussi.
Radicale ! Encore ce mot. Que de fois l’ai-je entendu juste en prononçant les mots “droits des femmes”. Entre ceux qui vous somment de différer votre dignité à plus tard, tout en tentant de vous assujettir à des ambitions qui vous excluent. Et ceux qui vous passent la camisole d’étoffes de force pour leur servir de boucliers ou d’agents provocateurs dans leur croisade contre “l’Occident”, se perdent nos droits les plus élémentaires. S’évaporent ainsi, comme une fumée noirâtre émanant d’un bucher ardent, notre dignité et notre condition détériorée. Avoir les cheveux au vent, un geste d’une extrême banalité, dans les quatre coins de la terre, en Asie, en Afrique, dans les deux Amérique, est devenu soudain une mode hostile venue exclusivement d’Occident. Ou plus précisément un mimétisme impie. 
Que sommes-nous censées faire devant tant de mauvaise foi et de déni de nos droits ? Nous exiler le plus loin possible de nos pays ? Ruser jusqu’à devenir les malheureuses complices d’un naufrage inéluctable et absolu ? Cultiver la misandrie qui nous fait l’ennemi de nos propres compagnons et enfants ? Ou mettre sur la balance notre contribution à relever ce pays, contre l’engagement préalable et ferme de nos libertés ? J’opte naturellement pour la dernière option. Encore faut-il que je sois entendue par mes congénères femmes, dont la peur de certaines d’exister par elles-mêmes, et parfois l’amertume d’une condition inférieure longtemps endurée, transforment en passerelle chancelante au-dessus d’un précipice. 
Quant au féminisme algérien, il est plus proche de l’assistance sociale que de la lutte de terrain offensive et génératrice de chocs sociaux. Soupçonneux politiquement ou stérilement organique. Ni procès publics pour mettre au centre du débat la condition dégradée des femmes. 
Ni actions spectaculaires pour rappeler à sa mention. Des démarches parsemées et des publications numériques. Le manque de moyens, la stigmatisation acharnée et un déficit patent en stratégies de protestation le marginalisent continuellement. 
Il est la cible privilégiée de toute une société malade de ses radicalisations et de ses dénuements. Même la dénonciation du nombre vertigineux de féminicides, perpétrés de manière particulièrement barbare, peine à susciter la réaction de l’État, encore moins celle d’une société abandonnée à ses démons. 
Peut-être que notre définition de la liberté n’est pas celle du reste du monde. Nous l’associons à la liberté de nuire ou de s’encanailler. C’est là que réside, sans doute, le malentendu.

 

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