Culture Denis Martinez, artiste peintre

“Après la décennie noire, il y a eu l’éclatement du monde artistique”

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Ali BEDRICI Publié 22 Mars 2022 à 18:58

© D. R.
© D. R.

En marge de l’exposition Algérie mon amour qui se tient à l’Institut du monde arabe de Paris jusqu’au 31 juillet 2022, nous avons rencontré l’artiste-peintre Denis Martinez qui a bien voulu accorder un entretien à Liberté.

Liberté : Pouvez-vous nous éclairer sur votre participation à l’exposition Algérie mon amour ?
Denis Martinez : J’ai failli ne pas y participer. C’est grâce à la peintre Zoulikha Bouabdallah que j’expose aujourd’hui. Quand le collectionneur d’art Claude Lemand allait offrir sa collection a l’IMA, elle lui a dit il manquait quelqu’un. Je ne suis pas un homme des galeries, je ne suis attaché à aucune galerie, ici comme en Algérie. Donc elle lui a donné mes coordonnées, parce que Malika Bouabdallah, c’est elle qui a fait les grandes collections de peinture algérienne au Musée des beaux-arts d’Alger. Claude Lemand m’a acheté une série d’œuvres et je suis content d’être là.

Votre parcours est plutôt atypique…
Je suis né en 1941 à Marset El-Hadjadj, près d’Oran. Je suis d’origine espagnole, mes ancêtres sont venus d’Andalousie, issu d’un milieu modeste, puisque mon grand-père travaillait dans les fermes. Je dessinais beaucoup. De 1957 à 1962, j’ai vécu à Blida où mon père travaillait. J’ai découvert Alger en 1957, c’était un nouveau monde pour moi, en pleine guerre. Dans le tas, j’ai appris l’arabe. Le français, je l’ai appris à l’école, à la maison c’était un mélange d’espagnol, d’arabe et de français, c’était aussi la langue de la rue. 
À l’école, on apprenait des choses loin de notre culture, comme d’apprendre A la claire fontaine, dehors, c’était le guellal, cheikh Hammada, les fêtes, le baroud. Je suis rentré à l’École des beaux-arts d’Alger, j’étais le plus jeune, la plupart des étudiants étaient des enfants de riches, peu intéressés par leurs études. Il y avait une minorité appliquée. Je me suis fait des amis par affinités, on s’entendait naturellement, car on avait le même esprit. Il y avait aussi quelques libéraux, portés sur la justice sociale, l’égalité des droits… mais pas très pour l’indépendance. Je faisais l’aller- retour Blida-Alger par train. Dès la gare de l’Agha, commençaient les contrôles militaires. Pendant la période de l’OAS, on était menacés. Même à l’école, certains extrémistes venaient avec des poignards de paras. Fort heureusement, j’ai eu mon diplôme. J’ai ensuite fait une année à l’École des beaux-arts de Paris pour terminer certains aspects que la période difficile de l’OAS n’avait pas permis de faire à Alger. 

Vous revenez au pays juste après l’indépendance...
Oui, en juin 1962. La situation avait changé, il y avait un grand enthousiasme chez moi et mes camarades, on voulait bâtir un pays, une culture. J’ai intégré l’École des beaux-arts d’Alger en 1963 pour y enseigner. Les Algériens étaient peu nombreux. Les artistes avaient le rêve et la motivation dans tous les domaines : cinéma, théâtre... Au plan pédagogique, notre génération avait étudié dans des conditions négatives, il ne fallait pas les reproduire avec nos étudiants. On a donc commencé à transformer la pédagogie, ensuite il y a eu des bouleversements : mouvements d’étudiants, militantisme à l’université, à l’École des beaux-arts, à l’École d’architecture. Tout le monde était politisé, on voulait construire le pays. Il y avait, certes, parfois des arrestations, mais on avait pris l’habitude de la lutte, du partage. Avec peu de moyens, les gens faisaient des choses formidables. 

Vous avez été co-fondateur du groupe Aouchem, pourquoi et dans quelles circonstances ?
Jusqu’en 1967, des autodidactes faisaient beaucoup de copies de l’art oriental, ceux qui ont étudié dans les pays de l’Est faisaient des copies du réalisme socialiste et la conception artistique, c’était l’académique occidental. J’ai commencé à réfléchir : suivre ces écoles n’était pas normal pour un pays à la richesse culturelle millénaire. La peinture orientale et occidentale reprenait une histoire coloniale qui n’était pas la nôtre. C’était le regard des Occidentaux sur le Maghreb et l’Orient. Donc, nous, on allait voir avec leur regard. 
Par ailleurs, dès le début, certains voulaient donner à l’art la fonction de représentation des personnalités et de la politique officielle. Avec un groupe, dont essentiellement Choukri Mesli, on s’est dit : ce n’est pas cette tournure qu’il faut donner à la peinture en Algérie. Il fallait montrer que l’art scriptural algérien commençait depuis le Tassili. La tradition d’expression plastique n’a pas eu la même évolution qu’en Occident. La pratique esthétique est liée à la vie, comme lorsqu’une femme fait un tapis ou de la poterie avec une très grande symbolique. Alors, j’ai dit il faut une nouvelle école de peinture qui traverse le quotidien des gens, leur vécu, là, c’est l’école de la vie, c’est de là qu’on a créé le groupe Aouchem. Pourquoi Aouchem ? Avant, les femmes se tatouaient le front, ce n’est pas pour refaire cela, c’est le symbole qui compte, car l’Aouchem est indélébile. C’est le symbole du patrimoine indélébile. On avait quelques difficultés avec les officiels de l’époque qui n’acceptaient pas de parler de patrimoine amazigh, c’était presque interdit. Il fallait donc se battre. Mais les choses vont évoluer avec une nouvelle génération d’artistes et aussi de responsables publics. Puis, il y a eu la grande revendication amazighe des années 1980, l’amazighité était désormais tolérée, et nous on en était les précurseurs avant l’heure, avec la calligraphie, les motifs berbères, les couleurs, tout cela lié aussi à l’art africain.

Comment qualifieriez-vous cette époque ?
Nous avions vécu de bons moments, avec des débats, des échanges, il y avait une grande complicité entre les poètes, les gens du théâtre, les écrivains, réalisateurs… Alloula sortait une pièce, on y allait, l’autre faisait une exposition, tous y allaient. Les peintres et poètes se complétaient. Malheureusement, cet état d’esprit va s’estomper avec le temps, peut-être que cela gênait. Il y avait aussi des forces négatives qui voulaient atteindre l’Algérie et qui ont créé le mouvement islamiste. D’ailleurs, ils ont assassiné beaucoup d’intellectuels, d’artistes. Ils voulaient se débarrasser de ces valeurs de l’art algérien authentique, contraire à leur idéologie. Après les assassinats, il y a eu l’éclatement du monde artistique, puis l’exil. Je me suis retrouvé en 1994 en France, où j’ai enseigné à l’École supérieure d’art d’Aix-en-Provence.
 

Entretien réalisé à Paris par :  Ali BEDRICI

 

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