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L’historien évoque une violence symbolique et une discrimination mémorielle à l’égard des héritiers de l’immigration algérienne en France.
Liberté : Pourquoi avoir lancé une pétition maintenant pour déboulonner les statues de Bugeaud et débaptiser les écoles et les rues qui portent son nom ?
Olivier Le Cour Grandmaison : Cette pétition est lancée dans un contexte de mobilisation citoyenne, à Marseille notamment, et de certains élus pour le retrait du nom de Bugeaud de l’espace public. Il nous a semblé absolument nécessaire de rappeler les raisons pour lesquelles cette demande est légitime.
Bugeaud n’est pas seulement celui qui a mené une guerre totale lors de la conquête de l’Algérie et qui a théorisé les enfumades en encourageant les officiers sous ses ordres à les pratiquer.
Il est aussi un ennemi de la République puisqu’il a pris les armes contre les républicains lors de l’insurrection de février 1848 en défendant la monarchie de Juillet jusqu’au bout. À ce titre, il est absolument indigne et incompréhensible que la République continue à honorer celui qui a été un bourreau du peuple algérien et le massacreur des insurgés parisiens.
Dans le sillage du rapport Stora sur les mémoires de la guerre d’Algérie, l’Élysée a fait savoir que des gestes symboliques seront pris pour sceller la réconciliation algéro-française. Ces gestes ne doivent-ils pas inclure l’effacement du souvenir de Bugeaud de l’espace public ?
Oui, bien sûr. Ce sont des gestes qui doivent être accomplis, mais je constate que Benjamin Stora, qui connaît le rôle de Bugeaud en Algérie comme en France, ne fait aucune proposition sur ce point précis, alors que les débats sur le retrait du nom de Bugeaud de l’espace public sont dans l’agenda militant et politique depuis un certain temps maintenant.
Le retrait du nom de Bugeaud s’intègre, selon vous, dans le combat pour la décolonisation de l’espace public. En quoi cela est-il important ?
Les rues et les statues en l’honneur de Bugeaud sont une insulte aux victimes algériennes et aux républicains qui ont combattu en février 1848. D’autres hommes, connus pour avoir été des bourreaux des peuples colonisés, sont également célébrés.L’honneur qui leur est rendu est tout à fait scandaleux.
Il est incompatible avec les valeurs de la République et il constitue une violence symbolique à l’égard de millions d’hommes et de femmes, issus de l’immigration coloniale et postcoloniale. Ces commémorations représentent aussi une discrimination mémorielle et comémorielle qui s’ajoute à l’ensemble des autres discriminations subies par les populations racisées.
Certains pensent qu’il faut garder les noms de rue et les statues controversées en ajoutant des plaques explicatives. Qu’en pensez-vous ?
On peut toujours en débattre. Je pense que dans certains cas comme celui de Bugeaud, les noms doivent disparaître. Pour d’autres, il faut sans doute rajouter des notices qui précisent le rôle de certaines grandes figures républicaines dans la construction de l’empire colonial sous la Troisième République. Jules Ferry était un républicain, assurément, mais il a également été l’un des principaux artisans de la colonisation.
À ce titre, il a défendu des conceptions racistes du genre humain, qui ont légitimé l’expansion impériale française, et une politique de conquêtes meurtrière. Cela doit désormais être dit et être vu dans l’espace public pour ne pas entretenir la mythologie nationale républicaine à l’endroit de Jules Ferry et de beaucoup d’autres fondateurs et dirigeants de la Troisième République.
Propos recueillis par : S. L.-K.