“Pas de retour en arrière”, ne cesse de répéter le président tunisien depuis son coup de force de juillet. Mais si des Tunisiens veulent tourner la page des 10 années d'espoirs déçus depuis la révolution, ils veulent savoir où il compte mener leur pays.
Avec l'annonce par Kaïs Saïed de la poursuite du gel, sine die, du Parlement lundi soir, l'avenir du pays et de sa démocratie est énigmatique. Il est entre les mains de chef de l'État, un théoricien du droit, seul maître à bord au beau milieu d'un imbroglio politico-constitutionnel, relèvent des analystes. Le 25 juillet, M. Saïed, président élu en 2019 sur un rejet du système, a invoqué la constitution pour s'octroyer les pleins pouvoirs, limoger le chef du gouvernement et suspendre le Parlement pour une période initiale de 30 jours.
À l'approche de cette date-butoir, la sentence est tombée lundi soir dans un bref communiqué de la présidence : les “mesures d'exception concernant le gel des activités du Parlement ainsi que la levée de l'immunité de tous les députés” sont prolongées “jusqu'à nouvel ordre”. La décision était prévisible. Mais après ?
Une majorité de Tunisiens reste sur sa faim. “Suspense "jusqu'à nouvel ordre"”, a titré hier le journal Le Quotidien. “Quelles sont les intentions du président ?”, se demande Assabah.
La suspension de la constitution – dont l'adoption a été saluée à l'international en 2014 – ou son abrogation semble “inévitable”, estime Hamza Meddeb, expert pour le centre Carnegie. M. Saïed “ne peut plus retourner en arrière. Mais il ne sait pas comment avancer”, poursuit M. Meddeb. Il “veut affiner son plan, et surtout jauger les opinions internationales”, tout en obtenant le feu vert des services de sécurité, selon lui. Au niveau national, le président “a rompu le dialogue avec les partis” et les corps intermédiaires que compte le pays, explique l'analyste.
Mais “on ne peut pas laisser une personne décider toute seule de l'avenir du pays”. Le plus grand des défis est économique, “avec les dettes à payer, des crises dans plusieurs secteurs”. “Comment va-il gérer tout ça ? Il est sur un terrain mouvant”, souligne le politologue Slaheddine Jourchi.
Des partis ou encore la puissante centrale syndicale UGTT ont ainsi appelé à la formation rapide d'un gouvernement et à une feuille de route. Mais Kaïs Saïed fait jusqu'ici la sourde oreille. M. Saïed “ne croit pas aux partis, aux associations ni à la liberté de la presse. Il n'y a que lui et le peuple”, juge M. Jourchi, qui évoque aussi des “décisions plus radicales” en gestation.
Mardi, le seul commentaire indirect du chef de l'État sur l'annonce de la veille a été cinglant. “Le Parlement est un danger pour l'État (...) Les institutions politiques existantes et leur manière de fonctionner représentent un danger persistant”, a-t-il déclaré lors d'un entretien avec le ministre du Commerce.
Pour Amine Mahfoudh, professeur de droit constitutionnel qui soutient les mesures d'exception, il faut aussi “mettre un terme à la constitution de 2014”. Ce texte, élaboré au forceps dans le contexte post-révolution, dans un souci de diluer les pouvoirs, “est à l'origine de la crise actuelle”. Elle génère des crises au lieu de générer des solutions”, juge-t-il.
Le bras de fer entre la présidence, le Parlement et le gouvernement depuis des mois a de facto plongé la Tunisie dans une crise politique, sur fond d'exaspération de la population, avec en prime la gestion contestée de la crise sanitaire de Covid-19. Nombre de Tunisiens ont dit regretter une révolution qui a certes permis de chasser une dictature mais a accouché d'une classe politique “incompétente”.
Après avoir “aboli la constitution”, le président devra “rédiger un texte provisoire pour organiser les pouvoirs publics”, avant de choisir un comité d'experts qui sera chargé de rédiger un nouveau texte fondamental, soumis à référendum, estime Amine Mahfoudh. Mais à ce jour, la seule certitude pour la suite : le chef de l'État s'adressera “dans les prochains jours au peuple”, d'après le bref communiqué de la présidence.
R. I./AFP