Consciente que le tourisme, notamment culturel, est un atout non négligeable pour notre économie et que la sauvegarde du patrimoine est l’affaire de tous, Radia Boutouil, diplômée en tourisme et guide free-lance agréé, s’attelle sans relâche à en parler sur les réseaux sociaux, à inciter les citoyens à visiter leur pays, et à faire connaître les divers sites, monuments et bâtisses historiques.
Liberté : Pourquoi cet intérêt pour le patrimoine ?
Radia Boutouil : Le patrimoine est un élément considéré comme nécessaire pour assurer l'identité et la mémoire d'un pays. Il a pour potentiel de transmettre aux générations un système de référence culturelle et d'inscrire l'évolution du pays dans la continuité par la valorisation d'un héritage commun. Les pouvoirs publics ont un devoir de protection envers ce patrimoine qui, en plus d'assurer l'identité, peut stimuler le développement économique d'un pays comme l'Algérie. Il est l'objet essentiel du tourisme culturel, car il possède à ce titre un rendement économique très important, ce qui signifie que tout investissement allant en ce sens ne pourra être que bénéfique plus tard, car sa rentabilité est assurée. Et à ce titre, je me sens concernée et j’estime devoir faire connaître et sauvegarder ce riche patrimoine que nous avons hérité des civilisations passées, dont les Phéniciens, les Romains, les Vandales, les Byzantins, les Ottomans et les Français.
Vous semblez très attachée à La Casbah d’Alger. Qu’est-ce qu’elle représente pour vous ?
La Casbah est l'un des plus beaux sites de la Méditerranée, refondée sur les ruines romaines d'Icosium par Bologhine Ibn Ziri Essanhadji en l'an 950 de notre ère, et reconnue comme patrimoine mondial de l'humanité en 1992 par l'Unesco. Elle représente le vieil Alger et l'histoire de nos aïeux. Elle exprime une triple dimension artistique, culturelle et politique, ce qui lui donne une importance nationale. “Visiter Alger sans passer par la Casbah, c'est comme visiter Venise sans passer par ses gondoles”, c’est ce que je dis toujours à mes “touristes” lors des visites guidées que je leur propose.
Aujourd’hui, La Casbah est en danger…
Les problèmes de La Casbah ont commencé surtout depuis l'alimentation de la médina en eau. La Casbah est fragile, car elle a été construite à base de sable, et un plan de restauration est à mettre en urgence avant qu'elle ne disparaisse à jamais.
La renaissance de cette mythique médina ne peut se faire qu'à travers une décision politique de la restaurer complètement. Si elle venait à disparaître, c’est tout un pan de notre histoire qui disparaîtra avec elle. Et pour ce faire, il faut faire appel à des entrepreneurs spécialisés dans la sauvegarde et la restauration du patrimoine. Vous allez me dire qu’il y a déjà eu des projets de restauration, oui… Il faut savoir qu’il y a eu quelques restaurations de près de 212 bâtisses, dont 7 bâtisses sont classées sites historiques, 5 anciennes mosquées, 9 demeures historiques et 57 espaces, mais ce n'est guère suffisant.
Plus on tarde sur le projet de sa restauration, plus on risque sa disparition à jamais.
D’après vous, comment dynamiser le secteur touristique ?
L'Algérie a la chance d'avoir été gratifiée par Dieu de richesses historiques, de ressources naturelles et de sites touristiques à exploiter absolument. Notre pays possède de grandes potentialités qui devraient faire de lui une destination touristique par excellence, aussi bien sur le plan national qu’international. Aujourd’hui, le tourisme constitue un enjeu considérable pour le développement économique du pays et il est urgent de travailler en ce sens. Certes, nous avons perdu beaucoup de temps, et il en faudra beaucoup pour relever ce défi, mais il est impératif d’y remédier, en y associant tous les autres domaines tels que planification, éducation, santé, environnement, transports, développement durable, culture...
Justement, qu’en est-il du tourisme culturel ?
Les atouts de l'Algérie dans le domaine du tourisme culturel sont appréciables, compte tenu de la richesse de son patrimoine ; prenons le patrimoine archéologique par exemple où les vestiges et les sites à ciel ouvert à visiter sont une opportunité pour développer un tourisme haut de gamme avec des visites guidées des lieux historiques, religieux (villes romaines, zaouïas, ksour...).
Malheureusement, aujourd’hui, une grande partie du potentiel touristique du pays est concentrée sur une bande littorale relativement faible avec une concentration saisonnière, durant deux mois seulement de l'année – les mois de juillet et d'août – ce qui est vraiment en deçà des attentes et des capacités réelles du pays. Chose qu’il faudra revoir et étudier de très près en identifiant les sites, en inventoriant les espaces à exploiter, en formant le personnel qualifié, en inculquant la culture touristique au citoyen lambda…
Justement comment lancer le tourisme local ? Y a-t-il un intérêt ? Comment le susciter ?
C’est lié justement à la dynamique du tourisme culturel qui ne peut se faire qu’avec l'engagement des autorités, des walis, des élus, des fonctionnaires des administrations concernées, des spécialistes, des associations… et à travers la société civile. Dans ce cadre, le développement du tourisme local peut être un outil de dynamisation et de valorisation des savoirs et des savoir-faire, mais aussi un moyen de sensibilisation, de formation, de mobilisation et de responsabilisation des acteurs locaux autour de problématiques de sauvegarde et de préservation.
Le tourisme en Algérie ne représente que 3,9% du volume des exportations, 9,5% du taux des investissements productifs et 8,1% du produit intérieur brut ; et il faut savoir que les événements tragiques des années 1990 ont retardé le développement et les infrastructures de ce secteur prometteur. La promotion du tourisme local ne peut se faire que sur cinq piliers : développer des pôles touristiques d'excellence, attirer plus d'investisseurs, introduire des contrôles de qualité avec des spécialistes en la matière, et encourager les partenariats privé et public.
On constate que beaucoup de personnes se proclament “guides touristiques”, qu’en pensez-vous ?
Effectivement, de nos jours, un flux considérable de personnes se proclame guides touristiques, alors qu’ils n’ont aucun diplôme ni qualification ; il leur suffit de raconter des balivernes sur l'histoire de la Casbah et voilà qu’ils se retrouvent guides… par amour du gain facile, rien de plus. Ni par amour du patrimoine ni pour sauvegarder les sites, juste une façon de gagner de l’argent, ce qui fait s’insurger les habitants de la Casbah qui parfois se retrouvent face à des personnes très jeunes qui n’ont même pas l’âge de travailler, ne connaissent rien ni à l’art ni à l’histoire, mais qui se pavanent jouant aux guides et accompagnés de “touristes” naïfs et curieux de découvrir… Or la profession de guide touristique est réglementée par le ministère du Tourisme, de l'Artisanat et du Travail familial qui donne un agrément et une carte professionnelle au concerné, qu’il doit présenter à l’entrée des sites historiques ou des musées à visiter.
Ce qui me tend la perche pour interpeller ce ministère de tutelle afin qu’il envoie des inspecteurs pour réguler la profession et empêcher les catastrophes “historiques” qui ont lieu en ces lieux si chers de notre glorieux passé révolutionnaire ou millénaire.
Un dernier mot…
J’ai vraiment envie de voir notre Casbah s'épanouir de nouveau, comme ce fut le cas autrefois lorsque le tourisme avait ses professionnels et lorsque cette médina mythique grouillait de touristes qui venaient admirer sa beauté, impatients d’arpenter ses ruelles. Il est à rappeler que la Casbah – et plus précisément Bir Chebana et les maisons avoisinantes – a vu la naissance du film français Pépé le Moko de Julien Duvivier qui a repéré les lieux, et dont le rôle principal a été campé merveilleusement par l'acteur français Jean Gabin. Sans oublier de citer, bien sûr, Himoud Brahimi, dit Momo, le fils de la Casbah, qui a aussi joué dans ce film. Il faut absolument aider à ce que la Casbah retrouve sa beauté d’antan…
Propos recueillis par : Samira BENDRIS OULBSIR