Dans les quartiers nouvellement bâtis, les fondements élémentaires de l’urbanisme sont bafoués. La phobie du vert est le maître-mot de ces extensions. Le “tout-béton” pour le “tout-commerce” est au prix fort face à des espaces verts qui ne valent rien.
Dans son ouvrage L’art des jardins, petits paradis d’Alger, Farid Hirèche, un paysagiste natif de Jijel parti s’installer en France, écrit : “Montre-moi ton jardin, je te dirai qui tu es.” Sauf qu’à Jijel, les jardins risquent de surprendre. D’importuner par leur état. À telle enseigne que certains s’interrogent si la capitale de la corniche a une revanche à prendre sur tout ce qui est vert. L’interrogation est d’autant plus pertinente que tous les espaces verts de cette ville sont à l’abandon. Au mieux, ils sont minéralisés et imperméabilisés si encore ils bénéficient d’un quelconque égard.
“On aurait pu faire mieux par rapport à ce qu’on a hérité de l’époque coloniale”, lance d’emblée Mustapha Blibli. Enseignant à l’université Mohamed-Seddik-Ben Yahia de Jijel, cet architecte est initié au devenir de cette ville. À ses secrets relevant de son domaine de chercheur. Dans une virée qui nous conduit aux principaux sites verts de la ville, c’est avec passion qu’il fait le récit du passé d’une cité qui aurait certainement pu prétendre à mieux. D’abord, le chemin de fer qui était là, longeant la rue Ben-Boulaïd, près du célèbre casino de son époque, n’a laissé que les traces d’une infrastructure qui n’existe plus.
À sa place, des espaces verts ont poussé avant que des bâtisses ne viennent s’interposer sur son parcours. Et quels espaces, abandonnés aux mauvaises herbes qui les envahissent. Quant à ces bâtisses, leur émergence relève d’un autre domaine, celui d’un urbanisme qui fait couler beaucoup d'encre. Au mépris des règles les plus basiques, il laisse pousser tels des champignons de nouvelles constructions à étages surélevés, absorbant dans leur extension ce qui reste des espaces verts.
“L’espace vert ne rapporte pas, le béton si”, ironise notre accompagnateur, maître assistant au département d’architecture de l’université de Jijel. Et pas que, puisque même des ossatures métalliques sont érigées dans ces espaces, grignotant ce qu’il en reste.
À l’entrée est de la ville, c’est l’espace attenant à une polyclinique qui est passé sous les tentacules d’un kiosque en charpente métallique. Non seulement il manque d’entretien, mais cet espace est cruellement délaissé. Au même titre, d’ailleurs, que le reste des sites verts de la ville. À commencer par le jardin botanique de la mairie. Plus à l’ouest de la ville, le panorama est d’une beauté exceptionnelle. Sauf qu’il semble devenu un lieu de délinquance. Son sol est jonché de bouteilles vides de boissons alcoolisées abandonnées par des invités nocturnes.
Bien que des espèces rares aient disparu sous la furie de cet abandon, de vieux arbres très enracinés résistent encore au temps. À l’extérieur, d’autres espaces, qui auraient pu rester verts, sont dénaturés. Ils ont tout bonnement été carrelés. La bétonisation de ces espaces est lancée tel un effet funeste.
L’impact de ce processus est tel qu’il contribue au réchauffement urbain. “Dans les contextes construits et artificialisés, les étés deviennent inconfortables. D’un autre côté, l’imperméabilisation des sols réduit la disponibilité de l’eau, ce qui ne peut pallier le réchauffement urbain”, explique le spécialiste Mustapha Blibli.
Tel un processus irrémédiable, cette minéralisation ne s’arrête pas là. Elle s’étend à tous les autres espaces, à l’image de la placette du Pêcheur, de bout en bout artificialisée. Pour l’histoire, et à travers ses péripéties, la statue du pêcheur a fait le tour de la ville avant d’atterrir à la place de la République (ex-place Louis-XIV), après 1935, tout près de la mairie. Initialement, elle a été érigée en 1889 sur l’actuelle place Mohamed-Khemisiti (ex-square Gustave-Dolffus) avant d’être remplacée par le kiosque à musique. Ce bref rappel historique nous conduit de la place Mohamed-Khemisti à la rue du 1er-Novembre, elle aussi bétonnée.
La mode est à ce style d’entretien de ces sites, perdant l’un après l’autre leur verdure. Autant dire qu’à chaque nouvelle construction qui s’érige à la place d’une ancienne bâtisse démolie au centre-ville, c’est un espace vert qui disparaît. Ces espaces ne sont pas une priorité dans l’architecture de ces constructions. Le béton a son prix, l’espace vert non, sinon qu’il ne rapporte rien. Bifurquant en direction de l’un des plus récents espaces verts de la ville, le jardin de l’ex-église, en l’occurrence, nous esquivons un regard en direction du jardin de la cour de justice. L’espace mérite plus d’attention.
Plus d’entretien s’il le faut. Qu’à cela ne tienne, puisque le jardin de l’ex-église, dont l’émergence a fait couler beaucoup d'encre, est là. Encore faut-il rappeler que lui aussi manque cruellement d’entretien. Son histoire remonte au début des années 1990 lorsque, sous l’arrogance d’une violente furie islamiste, l’église datant de l’époque coloniale du centre-ville a été rasée.
Des années plus tard, à défaut d’une mosquée qui devait prendre sa place, l’option retenue a été la réalisation d’un jardin public. Au grand bonheur des adeptes de cette verdure qui disparaît de la ville, il ne tarde pas à voir le jour. Sauf qu’il mérite encore et toujours plus d’égards. Plus d’attention et d’entretien. Bref, le centre-ville a bénéficié d’un espace vert après en avoir perdu d’autres. Une maigre consolation dans le sillage de ce tout-béton qui défigure une ville jadis verte.
Le tout-béton
“Ne serait-on pas revanchard contre la nature, contre les arbres et les plantes ?” n’a-t-on cessé de nous interroger tout au long de notre périple. Et pour cause, toujours à la rue du 1er-Novembre, c’est le jardin El-Qods qui perd sa verdure au profit du carrelage. Au flanc est de ce jardin, voilà que le sol de la célèbre placette du Bateau Baba-Arroudj est à son tour bétonné.
Le site le plus connu de la ville, attirant, à l’apogée de la saison estivale, des milliers de personnes, n’a pas résisté à cette manière d’achever tout ce qui symbolise la verdure. Et c’est avec dépit et frustration que Mustapha Blibli, l’architecte enseignant, soulève la remarque.
L’homme est dans son métier lorsqu’il fait montre d’une connaissance parfaite de ce domaine. Pourvu que l’élite universitaire soit sollicitée et impliquée dans les futurs plans de la ville. Le vœu est émis, d’autant que les thèses de recherche de cette élite finissent souvent au placard... Au bout de notre virée, Mustapha nous laisse. Il s’en va, non sans insister qu’il reste disponible pour nous distiller la moindre information sur le thème soulevé.
Dans la partie sud, sur les hauteurs de la ville de Jijel, l’anarchie urbanistique est au rendez-vous à la cité Ayouf. Les espaces verts, non, ils ne font pas partie des mœurs de construction. Le tout-béton est encore de la partie. L’absence de l’État a permis l’émergence de constructions enchevêtrées, une espèce de labyrinthe qui a tout défiguré dans cette cité.
“On construisait la nuit”, se rappelle un habitant des lieux, dont l’urbanisation s’est faite au détriment d’un site forestier totalement décimé. Cela remonte à la période de l’exode des années 1980, mais dans cette extension tentaculaire, aucun des indus constructeurs n’a jugé utile de se doter d’un espace vert.
C’est dans cette cité, comme ailleurs, dans les quartiers nouvellement bâtis dans le même chaos, que les fondements élémentaires de l’urbanisme sont bafoués. La phobie du vert est le maître-mot de ces extensions. Aucun espace vert n’a vu le jour dans cette immense cité, devenue un centre commercial à ciel ouvert.
Le tout-béton pour le tout-commerce a son prix fort face à un espace vert qui ne vaut rien. L’intervention de l’État n’a pas pour autant changé la donne, lorsque des logements sociaux ont été érigés çà et là dans cette cité tentaculaire. Les espaces aménagés entre les blocs d’habitation n’ont jamais fait l’objet d’un quelconque entretien. Envahi de toutes sortes de détritus, certains sont devenus des dépotoirs.
D’autres ont été assaillis par les mauvaises herbes. Et là encore, le désherbage n’est pas une vertu à Jijel. Si l’ex-président d’APC a fait part d’un manque d’agents et de jardiniers pour justifier l’absence d’entretien de ces espaces, nos tentatives de joindre le directeur de l’établissement public de gestion des espaces verts, de loisirs et de l’éclairage public de la wilaya de Jijel, sont restées vaines. Pendant ce temps, la phobie du vert s’installe.
Pas seulement au chef-lieu de la wilaya, mais partout ailleurs, dans les autres agglomérations, où l’on réserve le même sort à tout ce qui est vert. Un véritable mépris de la nature s’est érigé en mode de gestion de ces espaces. À El-Milia, où l’on achève bien ces sites, le plus ancien de ses jardins, le square du centre-ville, a subi un crime parfait.
Ses espèces les plus rares, ses arbres, ses roses, ses fleurs ne sont plus qu’un vague souvenir. Le comble est que deux autres jardins publics aménagés du temps de l’opulence financière, dans cette ville, n’ont jamais été exploités. Abandonnés, ils ne sont plus que des dépotoirs.
Farid Hirèche, en spécialiste des jardins, peut deviner la réponse à la formule de son ouvrage !
Réalisé par : ZOUIKRI AMOR